« Hold-Up symbolise le vacillement des discours d'autorité », estime le spécialiste des médias Yves Citton
« 20 MINUTES » AVEC…•Dans la foulée du succès rencontré par le documentaire « Hold-Up », mis en cause pour les fausses informations qu'il contient, le spécialiste Yves Citton se penche sur les mécanismes des médias à l'ère des réseaux sociauxPropos recueillis par Alexis Orsini
L'essentiel
- Tous les vendredis, 20 Minutes propose à une personnalité de commenter un phénomène de société dans son rendez-vous « 20 Minutes avec… ».
- Yves Citton, professeur de littérature et spécialiste des médias, auteur de l’ouvrage Médiarchie, revient sur le succès du film Hold-Up et ce qu’il nous dit de l’évolution des médias.
- « Le souci d’Hold-Up n’est pas qu’il conteste trop les discours d’autorité, mais qu’il adopte lui-même un discours d’autorité dans sa dénonciation ! », estime le Yves Citton.
Fin octobre, le documentaire Hold-Up, diffusé en ligne et réalisé grâce un financement participatif, connaissait un succès considérable sur les réseaux sociaux. Critiques sur la gestion politique de l'épidémie de Covid-19, affirmations fausses sur certaines réalités scientifiques liées au virus… Le contenu de ce documentaire a beaucoup fait parler, jusque-là dans les médias traditionnels, qui ont principalement dénoncé ses inexactitudes et contre-vérités.
Yves Citton, professeur de littérature à l’université Paris 8, co-directeur de la revue Multitudes et auteur de l’ouvrage Médiarchie (Seuil, 2017), revient pour 20 Minutes sur les raisons de ce succès et ce qu’il dit du fonctionnement des médias.
Au-delà de son contenu décrié, présentant des affirmations fausses comme des faits vérifiés, peut-on considérer qu'Hold-Up marque le triomphe d’une défiance du public envers les médias dits « traditionnels » ?
Ce qui me frappe, dans ce documentaire, ou plutôt ce « fauxcumentaire », comme mes étudiants l’appelleraient, c’est qu’il est symptomatique de toute une série de problèmes en rapport avec les discours d’autorité et les médias.
On assiste aujourd’hui au vacillement de ce qui faisait autorité. Quelque part, Hold-Up peut être vu comme une dénonciation des paroles d’autorité, que ce soit celles d’un Premier ministre, d’un journaliste du 20 Heures, des scientifiques… Ces gens parlent comme s’ils savaient, et le film montre qu’ils se contredisent, qu’ils parlent sans savoir vraiment. La volonté du documentaire est clairement de déboulonner les prétentions d’autorité, qui ont toujours été critiquées mais qui étaient encore largement crues jusqu’à il y a peu.
La capacité à produire un documentaire comme celui-ci, avec des petits moyens et par financement participatif, montre que tout le monde peut aujourd’hui publier à large échelle une parole critique qui déboulonne et concurrence les discours d’autorité, ce qui n’était pas le cas à l’époque de l’ORTF. Cette évolution est plutôt une bonne chose.
Pour quelles raisons ?
Tout cela montre que nos populations sont plus critiques et plus intelligentes. Si on dénonce leur « crédulité », c’est surtout qu’elles sont plus disposées à croire à une plus grande diversité de discours. L’épidémie de Covid-19 a condensé, en très peu de temps, des volte-face qui ont montré la fragilité des discours d’autorité. Hold-Up a parfaitement raison de montrer les côtés franchement comiques de cette situation, avec un gouvernement qui assure que les masques ne sont pas utiles, avant de se retourner pour, trois semaines plus tard, mettre à l’amende ceux qui ne le portent pas !
Nous voyons bien le ridicule de ce retournement, et nous nous reconnaissons dans Hold-Up lorsque le film dresse ce procès des discours d’autorité. Celui-ci est à comprendre comme le symptôme du mensonge civilisationnel dans lequel nous vivons collectivement.
A quel « mensonge civilisationnel » faites-vous référence ?
Les mensonges d’État sont aussi vieux que le monde, avec récemment les armes de destructions massives inventées pour légitimer l’invasion de l’Irak. Cela empire face à la crise climatique, où nos sociétés sont aujourd’hui fondées sur des mensonges structurels. On nous dit d’un côté : « Les émissions de gaz à effet de serre doivent être drastiquement réduites pour ne pas rendre la planète inhabitable. » Dans le même temps, le gouvernement se précipite au secours de Renault pour lui permettre de continuer à produire des SUV afin d’éviter de supprimer des emplois.
La crise du Covid-19 est un moment où cette production de mensonge structurel s’accélère spectaculairement, puisqu’au lieu de se contredire sur dix ans, on se contredit sur dix jours.
Le risque, en reconnaissant que ces sujets sont trop complexes pour être tranchés si simplement, n’est-il pas de remettre en question des faits ou des réalités scientifiques pourtant incontestables ?
Le vrai problème, c’est justement de reconnaître que la plupart des affirmations sont contestables. C’est bien ce qui fait de Hold-Up un très mauvais film. Le souci n’est pas qu’il conteste trop les discours d’autorité, mais qu’il adopte lui-même un discours d’autorité dans sa dénonciation ! Le film repose sur une voix off qui s’exprime tout du long comme si elle était détentrice de la vérité et du savoir.
Il est effectivement complotiste ou conspirationniste, parce qu’il veut nous faire croire que « quelques-uns » manipulent en sous-main tout ce qui nous est dit et tout ce qui nous arrive. Bien sûr que les présidents, les entreprises pharmaceutiques, les détenteurs de capitaux tentent de favoriser leurs intérêts et leurs profits en entretenant des collusions multiples. Et il est nécessaire de le dénoncer. Mais la voix off insinue constamment que tout l’épisode extravagant du Covid-19 émane d’un plan concerté où l’intention de quelques grands manipulateurs maîtrise notre destin.
Or il semble beaucoup plus probable que personne ne sait ni ne contrôle vraiment ce qui est en train de nous arriver, même si beaucoup essaient de le récupérer à leur profit. Cette absence de pilote compétent dans l’avion est plus inquiétante encore que le fantasme complotiste, qui a peut-être pour fonction de nous rassurer en faisant croire qu’une intention contrôle notre destin.
Les médias sont souvent dénoncés sur les réseaux sociaux pour leur capacité à orienter les discours ou mettre en avant certaines actualités plutôt que d’autres. Leur « pouvoir » relève-t-il aujourd’hui plutôt de la réalité ou d’un bouc émissaire en partie fantasmé ?
Des deux à la fois. Si l’idée, en critiquant « le pouvoir des médias », c’est de dire : « Il y a une conspiration des médias, tous genres confondus, qui veulent faire jeu du gouvernement en nous enfumant », non, je ne crois pas que ce soit le cas. C’est quand même cela, le message continu de Hold-Up. En revanche, si la « conspiration » des médias consiste à dire qu’ils « respirent le même air », c’est-à-dire qu’ils répondent tous à une même logique propre aux médias de masse, alors oui, ça a du sens.
Comment fonctionnent les médias de masse ? En parlant de ce dont on parle. Cette circularité est au cœur de ce que j’ai appelé la « médiarchie », la puissance des médias. Je pense ce que me montrent les médias que je choisis de voir. Là encore, l’épisode du Covid-19 est remarquable. Et la critique que fait Hold-Up de notre extravagance des derniers mois est parfaitement légitime.
Au lieu de mettre autant l’accent sur le coronavirus, les médias pourraient faire circuler majoritairement des discours disant que, oui, nous devons contracter des dettes de centaines de milliards d’euros, mais pour décarboniser nos économies par exemple. Ou on pourrait mettre à la une le nombre de femmes battues, plutôt que le nombre de morts du Covid. Les journalistes ont une marge de manœuvre, mais elle est très limitée sur les sujets d’actualité traités : on imaginerait mal 20 Minutes parler de décarbonisation plutôt que du Covid-19 pendant trois semaines en ce moment.
Si, sur la forme, les réseaux sociaux diffèrent vraiment des médias dits traditionnels, ne fonctionnent-ils pas grâce au même mécanisme principal : l’attention ?
Ce que j’ai essayé de montrer, à travers mon livre Médiarchie, c’est que « les journalistes » et « les médias » au sens large n’existent pas. Il y a des journalistes, et des médias, qui travaillent avec des moyens, des contraintes et des idées différentes. Cela dit, au niveau systémique, quelle est l’infrastructure économique qui permet aux grands médias, dans leur diversité, de fonctionner ?
Aujourd’hui, cette infrastructure est dominée par la marchandisation de l’attention : c’est en vendant de l’attention à des annonceurs que je peux exister comme média. Cela a commencé en 1830 et n’a fait que s’étendre depuis, en s’exacerbant avec les médias sociaux. A mes yeux, il faut absolument imaginer et mettre en place un système différent mais, pour le moment, c’est ce principe qu’on accepte collectivement et qui domine.
Chaque média particulier a besoin d’attirer autant d’attention aussi vite et aussi fortement que possible. Cette compétition tire tout le monde vers le bas, puisqu’en règle générale, le plus sensationnaliste est le gagnant. C’est cette compétition dans la marchandisation qui augmente la circularité et l’impression de conspiration : si je ne parle pas de ce dont on parle majoritairement, je disparais.
Le règne de l’immédiateté – la citation choc, la polémique du jour, la vidéo virale… – a-t-il pris le dessus sur celui de l’attention ?
La circularité des « mass media » peut engendrer aussi bien un cercle vicieux qu’un cercle vertueux, selon que les discours minoritaires en sont exclus ou qu’ils peuvent s’y faire une place. Ce qui change, avec les réseaux sociaux, c’est la question de la temporalité. Cette boucle récursive, cette circulation circulaire ne se répète plus à un rythme mensuel, hebdomadaire ou quotidien mais de minute en minute, notamment à travers les chaînes d’info en continu.
Cette injonction à réagir plus vite que la compétition empêche tout moment de suspension, de recul ou de réflexion qui permettrait de décoller nos yeux des fausses évidences immédiates.
Certains internautes vantent le fait de s’informer auprès de sources dites « alternatives », tout en se félicitant de voir les médias traditionnels évoquer le documentaire, comme s’il s’agissait d’une validation. N’y a-t-il pas là une contradiction ?
C’est un paradoxe apparent, mais cela est dû au fait qu’on ne peut pas vivre sans croyance, on se raccroche toujours à une forme ou à une autre d’autorité. Elles sont toutes suspectes, mais certaines sont plus nocives que d’autres.
C’est ici qu’apparaît pleinement, à mes yeux, l’utilité sociale des études littéraires. Le problème de tous les sujets qu’on a évoqués, c’est que nous sommes insuffisamment équipés pour comprendre les difficultés, les leurres, les complexités du travail d’interprétation, de critique et de construction de la vérité. Il n’est pas tout d’établir la véracité d’un fait, comme peuvent nous aider à le faire les sciences. Le problème le plus important est de savoir argumenter sur sa signification.
Les études littéraires, qui sont de moins en moins valorisées dans nos sociétés, nous apprennent à négocier entre nous des interprétations toujours complexes et toujours contestables, mais indispensables à orienter notre destin commun. On se porterait collectivement bien mieux si on s’entraînait mieux, de façon plus réfléchie, à ce travail d’interprétation, dans un monde où les infos circulent beaucoup trop vite.