Confinement : « L’année blanche, on y va tout droit », s’alarme Jérôme Guilbert, patron de boîtes de nuit
INTERVIEW•Jérôme Guilbert, patron de quatre boîtes de nuit à Nantes, est interdit d’ouvrir depuis mars. Il ressent une grande « injustice », comme toute sa professionFrédéric Brenon
L'essentiel
- Les discothèques sont fermées depuis le premier confinement, en mars.
- « Il y a des patrons qui pleurent, qui n’ont plus de quoi manger », raconte Jérôme Guilbert, patron de quatre établissements à Nantes.
- « On exerce un métier de niche mais qui a une importance capitale pour une partie des citoyens. C’est comme une soupape pour eux. »
Elles sont fermées depuis le 17 mars, date du premier confinement. Les discothèques sont les seuls établissements à n’avoir jamais été autorisés à rouvrir en raison de la crise sanitaire. Une situation inédite et difficile à supporter pour la profession. Entretien avec Jérôme Guilbert, patron de quatre boîtes de nuit dans la métropole nantaise (Colors, Elephant club, New Factory, Papa Tango) et président national des bars, brasseries et discothèques au sein du Groupement national des indépendants (GNI).
Les commerces sont autorisés à rouvrir samedi, les théâtres et cinémas devraient l’être à partir du 15 décembre. Les discothèques, elles, restent une nouvelle fois sur le carreau. Est-ce une surprise ?
Malheureusement non. On ne s’attendait pas à un miracle. On a tous compris désormais qu’on ne rouvrira pas avant une vaccination partielle de la population. On n’a aucune visibilité mais je n’imagine rien avant, a minima, le mois de mars. Ça nous ferait une année complète de fermeture. Une année blanche ! On y va tout droit.
Avez-vous le sentiment d’être oubliés par l’Etat ?
Il est clair qu’on ne fait pas partie des priorités du conseil de sécurité et de défense. Mais, mardi soir, Emmanuel Macron a cité deux fois le mot discothèque, ce n’est pas anodin. Je pense que ça traduit une prise de conscience nouvelle pour l’industrie de la nuit. On a eu récemment plusieurs réunions de travail pertinentes avec le gouvernement. Il semble prêt à faire en sorte que notre profession puisse rouvrir dans de bonnes conditions.
Que reproche-t-on aux discothèques ?
Les gens sont trop proches sur la piste de danse. Il y a aussi des micro-goutelettes volatiles… On avait proposé en juin un protocole qui répondait à ces difficultés. Il s’agissait de supprimer la piste de danse, de créer des espaces isolés pour des groupes préconstitués, d’obliger les clients à porter le masque quand ils se déplacent, de réduire la capacité d’accueil… On propose aussi d’investir dans des purificateurs d’air très puissants. Ce travail a été balayé avec le remaniement ministériel de juillet. On en discute à nouveau. On veut avancer.
Quelles sont les conséquences de cette fermeture ?
Sur le plan financier, c’est extrêmement dur pour les exploitants. On a des aides pour payer nos charges fixes (loyers, assurance, matériel…), du chômage partiel pour soulager la masse salariale. Mais ces aides ne servent pas à compenser la perte du résultat d’exploitation qui est le seul revenu de l’exploitant, lequel n’a pas droit au chômage. J’échange régulièrement avec les patrons. Il y en a qui pleurent, qui n’ont plus de quoi manger. Sur 1.600 discothèques en France, on recense plus d’une centaine de fermetures depuis mars. Et il y en aura d’autres.
Comment vos salariés vivent-ils la situation ?
Tous sont en chômage partiel. Dans mes établissements, ça représente une quarantaine d’équivalents temps plein, ainsi qu’une soixantaine de sous-traitants (vigiles, artistes…). On essaie de garder le contact mais il est évident que le lien s’étire avec le temps. Et le problème c’est que je vais en perdre une bonne partie. Ils trouvent d’autres opportunités ou ne se voient plus travailler la nuit. On va devoir recruter et former de nouvelles équipes. Les erreurs à éviter, notamment sur la gestion de l’hyperalcoolisation, sur les stupéfiants, tout cela ça s’apprend. C’est un métier extrêmement pointu.
Le manque se ressent-il aussi pour les clients ?
Bien sûr ! On reçoit d’ailleurs beaucoup de messages de soutien. Certains ne comprennent pas la situation. On exerce un métier de niche mais qui a une importance capitale pour une partie des citoyens. C’est comme une soupape pour eux. Sur mes quatre discothèques, on reçoit environ 350.000 personnes par an. C’est énorme. Il ne faut pas croire que demain la fête va s’arrêter. Les gens en ont besoin. Et celle-ci doit être confiée à des professionnels qualifiés.
Les fêtes se sont déplacées dans la sphère privée, notamment chez les étudiants…
Depuis la fermeture des discothèques, il n’y a aucune échappatoire pour qui que ce soit. Encore plus pour les étudiants. On leur annule leurs soirées d’intégration, on leur interdit d’aller sur la plage… Ces jeunes découvrent la majorité, se sentent enfin libres. On ne peut pas les retenir, c’est la nature humaine. Nos établissements ont été créés pour satisfaire leurs envies de manière encadrée. Quand on décide de se réunir dans un appartement, il n’y a plus de règles. Je suis hyper inquiet pour des questions de santé publique.
Ce rôle des discothèques vous paraît-il bien compris ?
Pas par tous. Parmi nos dirigeants il y a beaucoup d’énarques qui ont oublié ce que c’est que de sortir pour s’amuser le week-end. La vraie vie des gens ce n’est pas d’aller au Club Med. Au Papa Tango, on ouvre le dimanche après-midi pour une clientèle âgée dont la danse est souvent la seule sortie du mois ! Ils n’ont pas compris ça. Même dans les médias, on voit bien qu’il est plus facile de soulever l’opinion publique pour la réouverture des librairies que pour 1.500 discothèques. Il y a un sentiment d’injustice. Un manque de reconnaissance vraiment pénible.
Ne souffrez-vous pas d’une image négative ?
Ça fait 10-15 ans que la profession s’est ultra-assainie. Mais, avant, il faut bien reconnaître qu’il y avait beaucoup de dérives dans le milieu de la nuit. Les gens pensent encore qu’il faut avoir une gourmette en or, une chevalière et se mettre de la coke dans le nez pour faire partie de ce milieu. Ce n’est pas ça. Le paysage des discothèques a changé. Les patrons sont de vrais entrepreneurs, avec des compétences extrêmement techniques. Malheureusement, notre image peine à évoluer.