SANTE MENTALEPourquoi le télétravail met notre santé psychique à rude épreuve

Pourquoi le télétravail met notre santé psychique à rude épreuve

SANTE MENTALEDepuis mars, c’est la nouvelle réalité d’une part non-négligeable des salariées et salariés français, mais le télétravail s’avère psychiquement coûteux
Rachel Garrat-Valcarcel

Rachel Garrat-Valcarcel

L'essentiel

  • On l’adore ou on le déteste, parfois les deux en même temps, mais le télétravail a fait une arrivée surprise et massive dans la vie de nombreux salariés.
  • La France, très en retard sur sa mise en place, n’y était absolument pas préparée. Les entreprises s’y sont mises tant bien que mal, mais globalement sur un mode qui ne semble pas soutenable à long terme.
  • La question de la santé psychique des salariés, notamment ceux et celles en télétravail, apparaît pour les spécialistes interrogés par 20 Minutes comme une bombe à retardement.

Depuis que vous êtes en télétravail en raison de la crise sanitaire, vous avez déjà reçu un message EN CAPITALES de la part d’un de vos collègues et ça vous a dérangé ? Vous n’arrivez pas à faire de pause ou vous vous sentez bien plus fatigué que d’habitude ? Votre manager vous a déjà envoyé un mail d’ordres avec le patron en copie et ça vous a tendu ? Vous vous sentez isolé et ça vous attriste ? Vous n’êtes pas seul.

Depuis plusieurs mois, de nombreuses études font le constat d’une forte dégradation de la santé psychique des salariés, aggravée en cas de télétravail : selon un baromètre publié ce mercredi, réalisé par Opinionway juste avant le reconfinement pour le cabinet franco-canadien Empreinte Humaine, 58 % des salariés en télétravail à temps complet sont en détresse psychologique contre 53 % de ceux en situation hybride (mêlant distanciel et présentiel) et « seulement » 49 % toutes situations confondues.

De la fatigue et du stress supplémentaires

Concrètement, cela se traduit surtout par une sorte augmentation de l’anxiété au travail. « C’est lié à l’incertitude et au manque de perspective, à la perte de contrôle sur son environnement, explique Nicolas Magnant, directeur associé du cabinet spécialisé en prévention des risques psychosociaux Alterhego. Mais il y a aussi un stress très lié à l’exigence du moment : gérer les enfants, le boulot, une réunion en même temps c’est psychiquement très exigeant. »

La principale modalité du télétravail (la concentration sur un ordinateur) est une source de fatigue considérable et explique cet épuisement, cette fatigue nerveuse que certains et certaines connaissent depuis quelques mois. « On se concentre sur l’écran, sur une seule chose, alors qu’au bureau il y a des discussions, du non verbal, de l’informel… détaille Nicolas Magnant. Cela crée une fatigue cognitive car on surutilise une seule fonction en télétravail. »

La France très en retard sur le télétravail avant la crise

Un constat qu’on retrouve dans les témoignages que les lecteurs et lectrices de 20 Minutes nous ont fait parvenir sur leurs expériences en télétravail. « C’est super dur de décrocher du travail. Je fais beaucoup plus d’heures supplémentaires qu'avant », confie Manon. Tina, elle, dit avoir « le sentiment oppressant de ne jamais réellement quitter le travail et d’avoir perdu mon chez-moi, mon cocon qui est désormais transformé en bureau permanent ».

Mis en place en pleine crise, mi-mars, ce télétravail massif, total et soudain « ne tient pas compte de l’organisation du temps de travail, ne tient pas compte du partage entre vie pro et vie perso et ne pense pas non plus aux transitions qui s’effacent (pauses, temps de transport…) », estime Dominique Lhuilier, professeure émérite au Conservatoire national des arts et métiers et psychologue du travail, interrogée par 20 Minutes.

Il faut dire que peu ou rien n’avait été anticipé. Par rapport à d’autres pays, notamment du nord de l’Europe, la France était déjà très en retard dans la mise en place d’un télétravail « normal », c’est-à-dire hors urgence sanitaire si l’on peut dire. Et après près d'un an de pandémie on est toujours très en retard et les situations entre entreprises restent extrêmement contrastées, observe Nicolas Magnant.

Incivilités numériques

Dans le contexte d’un « management français très contrôlant » et son fameux présentéisme bien de chez nous, l’expert en risques psychosociaux constate malgré tout que les encadrants et encadrantes ont plutôt été à la hauteur. « Les managers présents ont assez vite organisé des temps de soutien. Mais, bien souvent ce sont les équipes qui fonctionnaient déjà bien qui ont bien migré en télétravail, même si on a perdu le plaisir d’être là avec les autres. » Dans d’autres cas, à l’inverse, « les managers ont carrément dévissé, se sont crispés, se sont mis à surcontrôler tout et avec des pratiques à la limite du harcèlement », note Nicolas Magnant.

On a aussi vu se développer ce que certains appellent déjà les « incivilités numériques ». Ces messages envoyés en copie au supérieur hiérarchique, ces réunions où tout le monde n’est en fait pas vraiment derrière son ordi ou bien ces messages écrits TOUT EN CAPITALES et extrêmement désagréables. Nicolas Magnant a aussi constaté une communication écrite qui devient plus brutale, dans un contexte où la communication informelle, elle, a disparu. « On sous-estime la portée de la réception des messages. Dans les équipes qui fonctionnent autour de projets, il y a beaucoup d’informel qui est très efficace. Alors le télétravail a fait apparaître des incompréhensions, des frictions. Ce vecteur écrit engendre des nouvelles formes d’agressivité, voire de mise sous pression qui vont parfois jusqu’au harcèlement. »

On manque de recul

Pour autant, si on en croit les témoignages des lecteurs et lectrices de 20 Minutes, nombre d’entre vous adorent le télétravail. Franck va même jusqu’à parler de « bien être absolu » et espère bien que cette manière de travailler va « se généraliser ». Olivia a « clairement gagné en qualité de vie, en performance dans (son) job » mais reconnaît qu’elle a la chance de bosser dans une entreprise où la confiance règne.

Pas très étonnant pour la psychologue du travail Dominique Lhuilier, puisqu’il y a plein de raisons d’apprécier le travail à la maison. On ne peut d’ailleurs, pour elle, pas couper la population en deux groupes foncièrement pour et foncièrement contre ce type d’organisation. « On peut aimer le télétravail parce qu’on a beaucoup de transports mais regretter de ne plus voir ses collègues. On peut aimer le télétravail parce qu’on est malade chronique et que l’épidémie inquiète mais trouver qu’on travaille moins bien. »

Nicolas Magnant estime quant à lui qu’il est trop tôt pour juger du bien-fondé du télétravail pour soi et son travail, tant on est encore dans un télétravail de crise. « Voyons ce qu’il va se passer dans la durée, car ça peut changer. Le fait de réaliser des tâches efficacement à distance, voire en étant encore plus efficace, et gagner en qualité de vie sur certains aspects est une chose. Perdre le soutien social de l’équipe, la convivialité, l’entraide en est une autre. Travailler ce n’est pas juste faire des tâches. Je pense que dans la durée on va s’apercevoir que le télétravail massif peut avoir des effets de délitement. » Le consultant s’affole d’ailleurs de voir certaines entreprises décider de passer définitivement en total télétravail en vendant leurs locaux.

Le retour de bâton psychologique s’annonce violent

Dans les témoignages de télétravailleurs et télétravailleuses les plus enthousiastes que nous avons reçus, le principal bémol apporté concerne d’ailleurs la question des relations humaines et du manque de convivialité. « Je crains beaucoup l’isolement social, alerte Nicolas Magnant. On sous-estime notre besoin d’être ensemble. Ce sont des besoins très primaires de l’être humain. » Pour lui, après la crise, sans règles, sans accords d’entreprises, ce rythme de télétravail ne sera pas soutenable. Il pointe les risques de souffrance et de dépression.

Et même chez ceux et celles qui assurent vivre un « bien être absolu » en télétravail comme Franck, le risque n’est pas totalement absent. « On n’a pas fini de mesurer l’impact du Covid-19, souligne également Dominique Lhuilier. Les impacts psychiques sont déjà très importants et ils vont l’être encore plus, ça peut être en différé, il va y avoir des phénomènes de décompensation. On a vu déjà l’angoisse massive avec le premier déconfinement. » Et la psychologue de pointer : jusque-là, « tout ce qui a été mis en œuvre contre le virus s’est focalisé sur le traitement somatique. Toute la dimension psychique a été occultée ». Comme pour la crise économique, le retour de bâton de la « crise psychique » pourrait être violent.