Coronavirus : Comment la crise sanitaire a relancé l'opposition entre Paris et Marseille
STIGMATE•Les tensions survenues entre Paris et Marseille à propos de la gestion de la crise sanitaire liée au Covid-19 sont venues renforcer l’opposition historique entre la capitale et la cité phocéenneLise Abou Mansour
L'essentiel
- De nombreux événements historiques viennent renforcer la thèse de Marseille vue comme une ville rebelle qui s’oppose à l’autorité de l’Etat central.
- « A force de se faire traiter de rebelles, il y a un phénomène d’identification à ce discours, voire de revendication de ce discours », analyse Céline Regnard, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université d’Aix-Marseille.
- Les élus marseillais se servent aujourd’hui de l’argument de la stigmatisation de leur ville comme d’un outil électoraliste envers la population locale.
Le 23 septembre, le gouvernement a annoncé que les bars et les restaurants allaient fermer à Aix, Marseille et en Guadeloupe, en raison de la reprise de l’épidémie du Covid-19. Contrairement à ceux du territoire d’outre-mer, les élus marseillais ont immédiatement pris la parole pour s’insurger contre cette décision « venue d’en haut ». Michèle Rubirola, la nouvelle maire de la cité phocéenne, a annoncé son intention de créer son propre comité scientifique local pour gérer la crise du coronavirus.
Le ministre de la Santé, Olivier Véran, a voulu calmer le jeu en assurant « J’ai cru voir çà et là traîner des symboles ou des volontés de stigmatiser la ville. C’est totalement hors de propos. » Mais cette décision a fait ressurgir les tensions entre la capitale et la cité phocéenne. L’occasion de se demander si cette opposition entre les deux villes est un mythe ou une réalité, et, si elle existe vraiment, de savoir d’où elle vient.
Une opposition historique
« C’est une opposition construite d’un point de vue historique », rappelle Céline Regnard, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université d’Aix-Marseille. Depuis son rattachement au Royaume de France, en 1481, une succession d’événements a opposé Marseille à Paris.
Le premier a lieu en 1660. Louis XIV rentre de la guerre d’Espagne et repasse par Marseille avant de regagner la capitale. « La tradition voulait que les rois de France de passage à Marseille se rendent aux portes de la ville et se fassent donner les clés par les consuls de la ville. Mais le roi a forcé l’entrée de la ville et a désarmé la population. » La ville sur laquelle il n’avait pas un contrôle total est alors mise sous sa coupe.
Des insurrections contre le pouvoir central
A l’issue de cet événement, Louis XIV lance la création des forts Saint-Jean et Saint-Nicolas à l’entrée du port. Ces canons qui devaient initialement servir à protéger la ville, étaient en réalité tournés vers l’intérieur de Marseille pour protéger le pouvoir de l’Etat central, et non vers l’extérieur, où de potentiels envahisseurs marins auraient pu surgir. « Cet événement a beaucoup marqué la ville de Marseille. »
Plus tard, lors de la Révolution française, mais aussi à l’arrivée au pouvoir de Napoléon Ier, retournements et insurrections se succèdent dans la cité phocéenne. « La commune de Marseille va faire l’objet d’une répression particulièrement sévère de la part de l’Etat central », rappelle l’historienne. La ville est placée en état de siège durant cinq ans, de 1871 à 1876 pour sanctionner cette rébellion. Elle sera de nouveau mise sous tutelle des années plus tard, en 1938.
Une ville stigmatisée
« Cette succession d’événements a contribué à construire dans les représentations collectives cette idée de ville insoumise à l’autorité de la capitale, et de ville rebelle », explique Céline Regnard. « Je pense que tous les Marseillais, et même les élus, ne connaissent pas toute cette histoire, mais c’est ancré dans la culture. Aujourd’hui, cela fonctionne comme une sorte de repère identitaire. »
Le côté rebelle de Marseille n’est pas le seul à coller à la peau de la cité phocéenne. Car des stéréotypes sur la ville, il y en a. Une ville rebelle, pauvre, rongée par la corruption et la criminalité. « Il y a une image nationale mauvaise de Marseille, et les Marseillais voient cela comme un signe de stigmatisation de la part de l’Etat central. Ils ont l’impression que l’on donne une image d’eux qui ne correspond pas à la réalité qui, elle, est moins noire », considère le géographe Laurent Chalard.
Un imaginaire global du Sud vu par le Nord
L’effondrement d’un immeuble rue d’Aubagne le 5 novembre 2018 qui avait fait huit morts est venu accentuer cette vision de la ville. « C’est venu renforcer l’idée de ville corrompue et incapable. Marseille est devenue une sorte d’antimodèle municipal », se désole Céline Regnard. « Il y a des faits qui sont là, notamment une faillite des pouvoirs publics ou un milieu marseillais. Mais les imaginaires sur la ville sont aussi puissants. »
Car, comme le rappelle l’historienne, l’opposition entre Paris et Marseille repose avant tout sur un imaginaire global du Sud vu par le Nord. « Il y a cette idée selon laquelle le Sud serait une aire culturelle et géographique dans laquelle les gens seraient naturellement indisciplinés, rebelles, plus vifs et plus sujets aux révolutions et aux manifestations d’humeur. »
Le retournement du stigmate
« Ce sont des stéréotypes mais ils ont leur importance. Car à force de se faire traiter de rebelles, il y a un phénomène d’identification à ce discours, voire de revendication de ce discours. » En sociologie, ce phénomène se nomme le « retournement du stigmate ». La ville stigmatisée reprend à son compte le stigmate, et en fait un élément positif de son identité. « On l’a vu ressortir dès le début de la crise du Covid-19 avec le personnage de Didier Raoult. C’est un personnage qui incarne absolument ce que les Parisiens ont envie de voir de Marseille et ce que les Marseillais aimeraient voir d’eux-mêmes », sourit Céline Regnard.
Mais cette vision du Nord contre le Sud ne s’applique pas à d’autres grandes villes du nord de la France, comme Lille. « Jamais vous ne verrez une telle opposition entre Marseille et Lille, par exemple. » Et pour cause. « Paris, c’est la capitale. C’est l’Etat central, et c’est là que sont prises les décisions. C’est aussi là où indirectement on rappelle aux Marseillais qu’ils sont dépendants de l’Etat central car Marseille bénéficie de beaucoup de subventions de l’Etat. » Le sociologue Michel Peraldi ajoute : « On vit dans un pays extrêmement centralisé où l’Etat se confond avec Paris. Alors Marseille, comme d’autres villes de province, réagit parfois de manière virulente à ce centralisme parisien. »
Une utilisation politique
Mais pour le sociologue, cette opposition entre la capitale et la cité phocéenne est avant tout un jeu politique de la part des élus marseillais. « Une liste de gauche écolo est aujourd’hui à la mairie et a remplacé soixante ans de clientélisme. Cette liste a envie d’en découdre. »
Céline Regnard appuie l’analyse de Michel Peraldi, estimant qu’il s’agit d’un outil électoraliste envers la population locale. « C’est à celui qui va crier le plus fort à la stigmatisation car l’élu sait que la population est sensible à cet argument. D’autres personnalités, comme Renaud Muselier (le président de la région Paca), se sont engouffrées dans la brèche de manière presque irresponsable. Au nom d’une supposée stigmatisation de Marseille, un appel à la désobéissance est lancé. » Michel Peraldi tente de relativiser. « On sent derrière ces jeux-là des tactiques politiques et du théâtre identitaire. Donc il ne faut pas prendre tout ça trop au sérieux. »