« Les plus précaires ne sont pas la priorité du gouvernement », estime Najat Vallaud-Belkacem
« 20 MINUTES » AVEC...•Pour l’ancienne ministre de l’Education nationale et directrice générale de l’ONG One France, les inégalités se sont creusées depuis la crise du CovidPropos recueillis par Delphine Bancaud
L'essentiel
- Tous les vendredis, 20 Minutes propose à une personnalité de commenter un phénomène de société, dans son rendez-vous « 20 Minutes avec… ».
- A l’occasion de la sortie ce jeudi en libraire de son ouvrage La société des vulnérables, leçons féministes d’une crise* co-écrit avec Sandra Laugier, l’ancienne ministre de l’Education Najat Vallaud-Belkacem analyse la gestion de la crise sanitaire et sociale par le gouvernement.
Le rôle joué par les femmes pendant le confinement, les professions indispensables portées aux nues pendant deux mois, puis peu à peu oubliées, les inégalités soulignées par la crise… Dans La société des vulnérables, leçons féministes d’une crise*, qui sort ce jeudi en libraire, Najat Vallaud-Belkacem tire des leçons de ces derniers mois.
Pour 20 Minutes, l’ancienne ministre de l’Education nationale et directrice générale de l’ONG One France pose son diagnostic sur la gestion la crise sanitaire et sociale par le gouvernement et propose ses solutions pour avancer.
Vous sortez avec Sandra Laugier, un livre consacré aux effets de la crise que nous traversons sur les plus vulnérables. Diriez-vous que cette crise renforce les inégalités sociales dans notre pays ?
Oui, la crise a été un amplificateur des inégalités. Car ce n’était pas la même chose de vivre dans 20 m2 ou dans une maison avec jardin pendant le confinement, d’avoir un emploi protégé pouvant s’exercer en télétravail ou un métier exposé à la pandémie. Le traitement de la crise a aussi contribué à renforcer ces inégalités car des pans entiers de la population ont été oubliés par les mesures sociales du gouvernement : les chômeurs, les étudiants précarisés, les personnes en fin de CDD, les intérimaires… Le plan de relance récemment annoncé ne consacre que 0,8 % aux plus précaires et tire un trait sur le soutien au pouvoir d’achat.
Le gouvernement a pourtant pris de nombreuses mesures sociales, comme le chômage partiel, la hausse de l’allocation de rentrée scolaire, l’aide de 150 euros pour les ménages bénéficiaires de minima sociaux…
Mis à part le chômage partiel, ces mesures sont arrivées très tard. Au début du confinement, le gouvernement a manqué de vigilance à l’égard des plus démunis. Il a fallu voir des queues interminables devant les services de distribution d’aide alimentaire pour que l’exécutif comprenne que certaines personnes n’arrivaient plus à s’en sortir. Cela témoigne d’une certaine vision de la société de ce gouvernement : les plus précaires ne sont pas sa priorité. Rappelons-nous des mots d’Emmanuel Macron au début du quinquennat sur « les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien » et la stigmatisation de « ce pognon de dingue » que coûterait notre modèle social… Par ailleurs, qui va payer la dette Covid ? Elle va être transférée à la Caisse d’amortissement de la dette sociale. Ce qui revient à dire qu’elle va être financée par la CRDS, la TVA et la CSG, qui sont les impôts les plus injustes qui soient et qui vont peser lourdement sur ceux qui ont le moins de moyens. Il faut s’attendre aussi à ce qu’une partie du plan de relance soit financée par des économies sur les services publics. Or, qui a le plus besoin d’eux ? Les plus modestes.
Pour vous, les femmes, en première ligne depuis le début de la crise, ont été les grandes absentes de l’action politique ces derniers mois… Qu’attendiez-vous pour elles ?
Nous vivons dans un monde dysfonctionnel où la hiérarchie des valeurs est inversée : on accorde le plus de reconnaissance pécuniaire et sociale à des métiers qui ne sont pas ceux dont on a le plus besoin. Ces métiers essentiels dits du « care », du soin et de l’attention aux autres, sont eux absurdement déconsidérés. En leur sein, les femmes sont surreprésentées, tout comme elles le sont dans la prise en charge de la vie domestique. Elles ont fourni le gros des bataillons « premiers de corvées » pendant le confinement. On aurait pu penser que la société leur aurait apporté un surcroît de reconnaissance et aurait mieux pris en compte leur parole. Il n’en n’est rien. Certes, le Ségur de la Santé a apporté quelques améliorations pour certaines professions médicales, mais les autres métiers applaudis à 20 heures n’ont pas été revalorisés et cela ne semble pas à l’ordre du jour, bien au contraire. Ce sont les plans sociaux qui semblent attendre désormais nombre de ces employés qui nous ont tant donné.
Par ailleurs, les femmes ont été peu écoutées et sous-représentées parmi les experts s’exprimant dans les médias. On ne les a pas fait participer à la gestion de crise. Or, il est nécessaire que chacun soit considéré à l’aune de ce qu’il apporte à la vie en société et participe à la définition des priorités de notre pays.
Vous estimez que l’Etat n’a pas demandé assez de contreparties aux entreprises en échange des prêts garantis. Qu’aurait-il fallu mettre en balance ?
Quand l’Etat a octroyé aux banques des prêts garantis, on aurait pu insérer une clause imposant aux banques de veiller à financer autant les entrepreneuses que les entrepreneurs. On sait la difficulté particulière des premières à accéder aux crédits et plus encore quand ces derniers se raréfient… De même, les premiers plans d’aide ont été adressés à des secteurs comme l’automobile ou l’aéronautique alors même que les secteurs les plus touchés étaient les services (commerces, hôtellerie, restauration…) où l’on trouve beaucoup plus de femmes.
Craignez-vous que les jeunes payent aussi un lourd tribut ?
Oui, c’est d’autant plus douloureux que cette génération était déjà très angoissée par les enjeux climatiques. Elle va avoir en plus à se retrouver à traîner comme un boulet les difficultés d’insertion dans la vie professionnelle. Quand j’étais ministre, j’ai créé l’Arpe (aide à la recherche du premier emploi), qui était versée aux étudiants boursiers pour les aider jusqu’à l’obtention de leur premier emploi. Or, cette aide a été supprimée en 2018. Il faudrait la remettre en place d’urgence. Je suis également étonnée que le gouvernement ait adressé une fin de non-recevoir à la mise en place du RSA pour les moins de 25 ans.
La gauche est-elle assez audible dans la lutte des inégalités lors de cette séquence politique ?
Elle l’a été. Même si dans un premier temps, toutes les formations politiques ont respecté une forme de décence, de neutralité, face à la gravité de la crise sanitaire qui supposait de soutenir les autorités face à l’urgence. Ensuite, la gauche s’est très rapidement exprimée sur les inégalités, en demandant la gratuité des masques pour les élèves, le RSA pour les jeunes, la contribution des plus riches pour financer les mesures sociales… Tout ça en vain.
Le confinement a montré que l’Education nationale n’était pas prête pour un enseignement en ligne à grande échelle. Regrettez-vous de ne pas y avoir davantage œuvré quand vous étiez ministre de l’Education ?
Les élèves et les enseignants pâtissent d’errements politiques de ces trois dernières années. Pour que l’enseignement à distance fonctionne bien, il aurait fallu continuer, comme nous le faisions, à investir dans le numérique. Lorsque j’étais ministre, j’en avais fait une priorité avec un plan numérique à un milliard d’euros, qui prévoyait aussi bien l’équipement informatique des élèves, que la formation des enseignants et la création de contenus numériques. Tout cela a été interrompu en 2017. Résultats des courses : les enseignants et les élèves se sont retrouvés démunis. Les contenus numériques ont manqué, tout comme l’équipement et les logiciels de vie scolaire (comme pronote) ont été saturés. Les enseignants n’ont pas eu d’autre choix que de recourir aux outils des Gafa pour faire cours, avec une sécurisation des données pour le moins discutable. Autre illustration de l’aveuglement du ministère sur les difficultés sociales de nombre d’élèves : en l’absence de cantine pendant le confinement, certains élèves ne mangeaient pas à leur faim. Pour le ministre, qui avait au préalable divisé par deux les fonds sociaux avec lesquels les établissements scolaires pouvaient venir en aide aux familles dans le besoin, ce fut un immense angle mort de la dite « continuité pédagogique ».
Que pensez-vous de la gestion des élèves décrocheurs par votre successeur rue de Grenelle ?
Pendant le quinquennat précédent, le nombre de décrocheurs était passé de 150.000 à 80.000, c’était pour moi une obsession. A partir de 2017, on n’a plus entendu parler de décrocheurs. Lorsque Jean-Michel Blanquer a estimé que 5 % des élèves étaient perdus de vue pendant le confinement, tous les connaisseurs du sujet se sont étranglés. Ça ne tient pas une seconde. Car si l’on prend en compte les enfants vivant dans des familles sous le seuil de pauvreté ou qui ne sont pas équipées informatiquement, c’est plutôt 25 % d’enfants que l’Education nationale a perdus de vue.
A cette rentrée, le ministre a cependant annoncé des moyens supplémentaires…
C’est un sentiment d’improvisation qui domine en cette rentrée. Les enseignants réclamaient une semaine pour la préparer, afin de s’approprier le protocole sanitaire, de repenser les programmes et les dispositifs d’aide. Ils ne l’ont pas obtenu. Il aurait fallu recruter des enseignants supplémentaires sur les listes complémentaires, alléger les classes… A la place, le ministre propose 1,5 million d’heures supplémentaires à des enseignants qui ont déjà le plus grand mal à faire cours avec un masque toute la journée. C’est tout bonnement incompréhensible.
Enfin, en situation de crise, il aurait fallu prendre les décisions en mettant autour de la table les syndicats enseignants, les fédérations de parents d’élèves et les collectivités territoriales. Or, la plupart des décisions de Jean-Michel Blanquer, ces derniers les découvraient la veille pour le lendemain sur BFMTV. L’Education nationale, c’est une communauté éducative. On ne la gère pas à coups de menton, mais dans la discussion et la concertation. On est rarement plus intelligent tout seul.
Cette rentrée va demander aux enseignants de mettre en œuvre de la pédagogie différenciée. Y sont-ils prêts ?
Cela va être difficile sans enseignants supplémentaires. Lorsque j’étais ministre, nous avions mis en place le dispositif « Plus de maîtres que de classes », qui permettait d’avoir pour plusieurs classes des enseignants surnuméraires pour faire travailler en petits groupes et prendre en charge les difficultés particulières de certains élèves. Ce dispositif a été supprimé par Jean-Michel Blanquer, alors qu’il aurait été très utile actuellement.
A vous entendre, une autre action gouvernementale était donc nécessaire. Souhaitez-vous à nouveau vous engager dans un rôle politique ?
Des millions de Français ont un engagement politique sans avoir de mandat électif. C’est mon cas depuis quelques années. J’écris, je publie des travaux de chercheurs, je dirige une ONG, j’enseigne. Je me suis toujours posé cette question simple : « où suis-je la plus utile ? ». Que l’utilité passe parfois par l’exercice des responsabilités politiques, c’est une évidence pour tout individu engagé.