Grève du 24 janvier à Paris : On a suivi la manifestation avec des observateurs des violences policières
REPORTAGE•Créé au printemps 2019, l’Observatoire parisien des libertés publiques compte aujourd’hui une vingtaine de membres bénévolesHélène Sergent
L'essentiel
- L’Observatoire parisien des libertés publiques, créé avec le soutien de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et le Syndicat des avocats de France (SAF), s'est donné pour mission de documenter les pratiques policières.
- Concrètement, le collectif envoie une équipe dans les cortèges des manifestations pour observer le dispositif de maintien de l’ordre et les débordements ou violences éventuelles.
- Ce vendredi 24 janvier, trois bénévoles de l’observatoire ont accepté d’être suivis à Paris par 20 Minutes dans le cadre de leur mission lors de la manifestation contre la réforme des retraites.
Ils n’ont pas fait un mètre, chasuble siglée du logo de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) sur le dos, que, déjà, un manifestant les aborde, sandwich à la main. « Merci d’être là ! », lâche le jeune homme avant de se diriger place de la République, d’où la manifestation parisienne contre la réforme des retraites, doit bientôt s’élancer. Céline*, 23 ans, Florent, 39 ans, et Jérôme, 29 ans, sont tous trois bénévoles au sein du très jeune Observatoire parisien des libertés publiques. Créé au printemps 2019 avec le soutien de la LDH et du Syndicat des avocats de France (SAF), le collectif réunit aujourd’hui une vingtaine de membres.
Dans la charte de l’observatoire, que tous ses membres ont signée avant de le rejoindre, l’objectif affiché est clair : « documenter les pratiques policières », « l’utilisation abusive des procédures », et « informer de leurs droits les personnes concernées par ces pratiques ». Par équipe de trois, les bénévoles sillonnent les manifestations et publient des rapports d’analyse sur le maintien de l’ordre. Un travail de fourmi, complexe et exigeant, auquel 20 Minutes a pu assister ce vendredi.
Des rôles bien définis
Il n’est pas encore 11 heures, horaire de départ de la manifestation, mais les trois observateurs ont déjà commencé leur mission. « Avant chaque début de cortège, on fait le tour de la zone pour constater s’il y a des barrages filtrant à certains endroits, pour évaluer le nombre de forces de l’ordre déployées, noter leur type d’équipement », explique Florent, doyen de l’équipe. Tout est passé au crible : les armes portées, le nombre de camions stationnés, ou encore la visibilité des RIO, ces numéros d’identification que doivent normalement porter les gendarmes et policiers.
À chaque rassemblement, la configuration des équipes est sensiblement la même. Les rôles de chacun ont été déterminés en amont. Jérôme, avocat de formation, est chargé ce vendredi de filmer le dispositif de maintien de l’ordre. Caméra GoPro en main, il détaille : « Céline s’occupe de la sécurité du groupe, on ne doit jamais se séparer, elle prend du recul pour observer ce qui se passe autour de nous. Florent, lui, doit prendre des notes audios avec un dictaphone avec le plus de détails possibles, le contexte, les forces en présence, leur attitude, si les visières sont baissées ou les boucliers déployés ».
Un rôle qui demande une concentration particulière, puisque chaque dispositif est détaillé, minute par minute. « C’est cette rigueur-là qui nous permet d’avoir une analyse globale et de la mettre en perspective a posteriori avec notre ressenti », poursuit Céline. « Ça nous permet aussi d’aller chercher une information très précise si on en a besoin, notamment dans le cadre d’une enquête judiciaire, si on a été témoin de violences ou de pratiques abusives », ajoute Florent. Au début du mois de janvier, un Gilet jaune a ainsi été relaxé en appel sur la base d’une vidéo tournée par la LDH dans le cadre d’une mission d’observation à Montpellier.
Neutralité et distance
Passé le premier tour de « reconnaissance » des lieux, l’équipe se dirige en tête du cortège. Le long du boulevard Saint-Martin, d’importants effectifs de CRS et de gendarmes mobiles patientent en ligne sur chaque trottoir. « Ce double encadrement, c’est déjà une information en soi, parce qu’il peut participer à un climat de tension », juge Céline, la cadette du groupe, étudiante en droit qui compte déjà une dizaine de missions d’observation. « Pour autant, aucun ne porte de casque ou de cagoule, on voit leurs visages, c’est aussi un élément important », nuance-t-elle.
« « Pendant notre mission, on doit avoir une neutralité comportementale. On ne prend parti ni pour les manifestants, ni pour les forces de l’ordre » »
En avançant, plusieurs manifestants tendent des tracts à l’équipe. Céline refuse systématiquement. Jérôme explique : « Pendant notre mission, on doit avoir une neutralité comportementale. On ne prend parti ni pour les manifestants, ni pour les forces de l’ordre. On est là en toute neutralité, on ne va pas chanter les slogans, on ne va pas récupérer de tracts, s’il se passe quelque chose, on ne va pas intervenir. Sauf s’il y a une nécessité d’assistance à personne en danger ». Une neutralité pas toujours bien saisie par les manifestants, reconnaît Céline.
Des détails qui comptent
À peine le cortège élancé, sa tête se retrouve immobilisée par un cordon de gendarmes mobiles. Les trois bénévoles notent tout. À une intersection, l’équipe est bloquée par un membre des forces de l’ordre. « On ne peut pas passer ? », demande Jérôme. Réponse du gendarme : « Non, vous ne pouvez pas ». Derrière lui, des badauds circulent et traversent le cordon. Jérôme relance : « Pourquoi on ne peut pas passer ? », la réponse est hésitante puis fuse : « Parce que vous portez des chasubles ». Dictaphone à la main, Florent dicte : « Un gendarme nous empêche de circuler et évoque explicitement le port des chasubles ». Une anecdote qui figurera dans l’analyse produite par le groupe à l’issue de la manifestation.
Le 16 janvier dernier, l’observatoire a publié une note d’information à destination des manifestants. A l’issue d’observations de terrain, les membres ont constaté la demande systématique de la part des forces de l’ordre de retrait des « autocollants et autres signes d’expression pour quitter les rassemblements ». Une pratique « sans fondement légal » et qui « porte atteinte à la liberté d’expression », a précisé l’organisme.
Un investissement « nécessaire »
Si l’ambiance semblait relativement calme sur l’ensemble du parcours de la manifestation parisienne ce vendredi, Céline, Florent et Jérôme savent déjà qu’ils ne pourront fournir une vision globale du maintien de l’ordre réalisé ce jour. « On ne peut pas être omniscient et partout à la fois, surtout quand il n’y a qu’une seule équipe mobilisée », note Céline.
Car certaines violences peuvent parfois surgir en milieu de cortège, pas nécessairement en tête ou lors de la dispersion de la manifestation. Pour ne pas «passer» à côté d'éventuelles pratiques abusives, l’observatoire s’appuie donc sur des images et des témoignages des manifestants transmis après la mobilisation. Vérifiés et sourcés, ces éléments viennent compléter les observations des bénévoles sur le terrain. Le groupe s’adapte aussi aux évolutions de la mobilisation.
Ce vendredi soir, une manifestation sauvage se forme aux abords de la gare Saint-Lazare après l’arrivée du cortège place de la Concorde, poussant ainsi le groupe à prolonger sa mission. Ce n’est qu’une fois la foule dispersée et la situation apaisée que l’équipe se réunit pour réaliser un « débriefing » de la journée. Un moment essentiel pour « objectiver » tout ce qu’ils ont pu constater. La manifestation n’est que la première étape d’un long travail de synthèse qui suivra : « C’est énergivore et ça demande un investissement très important pour tous les membres », reconnaît Céline. Mais nécessaire, conclut Jérôme : « La défense des libertés publiques, c’est notre affaire à tous. Et c’est aussi à la société civile d’agir ».
* Le prénom a été modifié