MŒURS« Une autre époque », l'argument qui passe mal dans l'affaire Matzneff

Affaire Gabriel Matzneff : « C’était une autre époque », l'argument qui passe mal

MŒURSEntre la loi et les pratiques sociales il y a une « distance », illustrée par l’indignation à retardement au sujet des pratiques pédophiles de l’écrivain Gabriel Matzneff
Rachel Garrat-Valcarcel

Rachel Garrat-Valcarcel

L'essentiel

  • L’éditrice Vanessa Springora sort un livre, «Le consentement», où elle raconte ses relations sexuelles alors qu’elle avait 15 ans avec l’écrivain Gabriel Matzneff, qui en avait 50, dans les années 1980.
  • Cette sortie provoque une polémique sur la pédophilie de l’écrivain, largement documentée dans ses ouvrages.
  • Les partisans de Gabriel Matzneff considèrent que « c’était une autre époque », un argument qui passe mal.

L’auteur Gabriel Matzneff, qui publie régulièrement son journal depuis une quarantaine d’années, est rattrapé par des accusations de pédophilie à la faveur de la sortie du livre de Vanessa Springora, Le consentement. Vanessa Springora est l’une des nombreuses enfants avec laquelle Matzneff a eu des relations sexuelles plus ou moins suivies, qu’il raconte d’ailleurs largement dans ses propres ouvrages. Jusque-là, cette pédophilie assumée lui avait tout juste valu « l’aura » d’un écrivain « sulfureux ». En 1990 encore, sur le plateau de l’émission littéraire Apostrophe, seule la journaliste et romancière québécoise Denise Bombardier casse le ton badin sur lequel ces histoires sont racontées.

Pour se justifier, alors que la polémique monte, Bernard Pivot s’est fendu d’un tweet où il explique que, « dans les années 1970 et 1980, la littérature passait avant la morale ; aujourd’hui, la morale passe avant la littérature. Moralement, c’est un progrès. Nous sommes plus ou moins les produits intellectuels et moraux d’un pays et, surtout, d’une époque ». Le raisonnement du « c’est une autre époque » revient régulièrement chez les défenseurs de Gabriel Matzneff. L’argument passe mal alors que la pédophilie était déjà illégale dans les années 1970. La majorité sexuelle pour une relation sexuelle hétéro était alors de 15 ans, 21 ans pour une relation homosexuelle (puis 18 ans en 1974).

Une « très mauvaise compréhension des années 1970 »

« De fait c’était une autre époque », dit d’emblée à 20 Minutes la docteure en histoire et spécialiste de l’histoire des femmes et de la sexualité Virginie Girod. « Les références sexuelles des soixante-huitards ne sont pas les nôtres. » Interrogé par 20 Minutes, Jean Bérard, historien, maître de conférences à l’ENS Paris-Saclay, ne dit pas autre chose quand il juge que cet argumentaire relève d’une « très mauvaise compréhension des années 1970 ».

En France, « dans les années 1970 il y a deux questions : sur la fonction patriarcale de la justice, très restrictive sur les condamnations pour viol, et sur les lois qui protègent la sexualité des enfants, qui existent depuis le XIXe siècle », pose Jean Bérard, aussi auteur sur le sujet de La Justice en procès, en 2013, aux Presses de Sciences po. Dans ce contexte, les mouvements contestataires nés après 1968 revendiquent deux choses : les féministes veulent en finir avec l’impunité des violeurs ; le mouvement homosexuel avec la discrimination sur la majorité sexuelle.

Un mouvement pro pédophile se diffuse en France dans les années 1970

Deux options sont alors en débat dans le milieu intellectuel français de l’époque : l’alignement de la majorité sexuelle pour les homosexuels sur celle des hétérosexuels ou alors la suppression pure et simple de la majorité sexuelle (hétérosexuelle et homosexuelle). C’est dans les années 1960 que naît, aux Pays-Bas, un mouvement pro pédophile. « Il est diffusé en France dans les années 1970. Il est défendu par des intellectuels qui signent des tas d’articles et de tribunes dans Libération et Le Monde », ajoute Virginie Girod. Roland Barthes, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir signeront notamment certains de ces appels.

« Du côté de ces écrivains, comme Tony Duvert, on dit qu’il faut distinguer les relations dans le cadre familial, où ont lieu la majorité des violences, ce qui est vrai, des relations que les enfants peuvent nouer hors de ce cadre avec des inconnus, décrit Jean Bérard. Les féministes contestent cette approche, expliquant qu’il y a de toute façon toujours un rapport de pouvoir entre un enfant et un adulte, quel qu’il soit. » C’est finalement plutôt cette approche qui l’emportera dans le droit : en 1980 le viol est criminalisé et à partir de 1982 la majorité sexuelle pour les relations homos et hétéros est la même.

« C’est la société qui cautionne ce genre d’actes »

Ça n’a pas empêché Gabriel Matzneff de continuer à collectionner les relations avec des enfants, au su et vues de toutes et tous. « Cette façon de faire et cette façon de penser sont cautionnées par ce milieu intellectuel. Du côté des parents, qui sont au courant, il y a même un prestige social à voir leur enfant avoir une relation avec un écrivain », estime Virginie Girod. Qui rappelle des déclarations très tendancieuses sur les très jeunes filles de Roman Polanski ou Claude François dans les mêmes années.

"Les filles, je les aime jusqu'à 17-18 ans" (Claude François)

Un docu diffusé ce vendredi sur RTBF TV révèle l'existence d'une fille cachée belge de Claude François. Mais il dévoile aussi une autre part d’ombre du chanteur: « J’aime les filles jusqu’à 17-18 ans (...) Après, elles commencent à réfléchir. » [Via Vews - RTBF]

Posted by RTBF Info on Friday, February 2, 2018

L’accès à ce contenu a été bloqué afin de respecter votre choix de consentement

En cliquant sur« J’accepte », vous acceptez le dépôt de cookies par des services externes et aurez ainsi accès aux contenus de nos partenaires.

Plus d’informations sur la pagePolitique de gestion des cookies

Ce serait donc « une autre époque » dans un « autre milieu » ? Une autre personne, sans « l’aura » de l’écrivain, aurait été punie ? Non, pour l’historienne, « on n’en aurait juste pas parlé. C’est la société qui cautionne ce genre d’actes ». Pas la société littéraire, pas la société des années 1970. Celle où, aujourd’hui, en France, on estime que 165.000 enfants sont victimes, chaque année, de violences sexuelles, si on en croit les chiffres avancés en 2018 par l’association Mémoire traumatique et victimologie.

« L’histoire d’un gouffre entre la loi et les pratiques »

« Dire qu’il s’agissait d’une autre époque n’est recevable que si on explique que la notion de majorité sexuelle est relativement récente et mouvante. Elle est instaurée pour la première fois en 1832, à 11 ans, rappelle Virginie Girod. Elle sera progressivement augmentée à 15 ans en 1945. Mais on a marié des filles de 12 ans il n’y a pas si longtemps dans ce pays ! Aujourd’hui on protège plus les enfants et c’est tant mieux. » Les affaires Dutroux, en Belgique dans les années 1990, et Outreau, au début des années 2000, dans le nord de la France, y sont pour beaucoup.

Preuve est néanmoins faite que les lois ne suffisent pas : « L’histoire des violences sexuelles, contre les femmes ou les enfants, depuis le XIXe siècle, c’est l’histoire d’un gouffre entre la loi et les pratiques, dit Jean Berard. Pour que les normes pénales s’appliquent, il faut que les victimes portent plainte, que policiers ou gendarmes accueillent la plainte, que le procureur poursuive et que le juge condamne… ». Il prend l’exemple de la loi de 1832 sur la majorité sexuelle : « Pendant tout le XIXe siècle, même si le texte est fait pour réprimer des relations sexuelles sans violences, les juges examinent d’abord l’enjeu du consentement alors que d’après la loi, ça ne devrait pas être la question. Ce n’est que progressivement, au fil du XXe siècle, que l’argumentation sur le consentement des enfants est devenue inacceptable pour les juges. »

Cristalisation

C’est précisément la politisation de la question des violences sexuelles par les féministes à partir des années 1970, qui a poussé à des « réformes pénales qui nous ont fait assez largement sortir du cadre hérité du XIXe siècle », qui nous amène, depuis deux ans et la vague #MeToo, à la libération de la parole, ou, plus exactement, à la libération de l’écoute des victimes. Seulement, « entre la réforme pénale et les pratiques sociales il y a une distance ». Plusieurs décennies.

La vidéo de la confrontation entre Gabriel Matzneff et Denise Bombardier avait déjà été ressortie par Mediapart en 2014. Sans créer d’émoi particulier à l’époque sur le compte de celui qui venait d’obtenir le prix Renaudot. « Nous sommes à un moment de cristallisation, estime Virginie Girod. On a reparlé des affaires Polanski à l’occasion de la sortie de son film. Il y a eu l’interview d’Adèle Haenel. Là, la vidéo touche tout le monde car elle tombe au bon moment. Le livre de Vanessa Springora aurait-il eu le même impact il y a cinq ans ? » Il est effectivement permis d’en douter. « L’autre époque » met une distance avec des actes ou des débats qui paraissent indéfendables. Mais « l’autre époque », c’est hier.