Un an des « Gilets jaunes » : « La politique a soigneusement évité le jaune pour sa symbolique négative », souligne l’historien Michel Pastoureau
« 20 MINUTES » AVEC...•L’historien Michel Pastoureau, spécialiste des couleurs mais aussi des emblèmes et du bestiaire, a publié début octobre « Jaune, histoire d’une couleur »…Thibaut Le Gal
L'essentiel
- Tous les vendredis, 20 Minutes propose à une personnalité de commenter un phénomène de société, dans son rendez-vous « 20 Minutes avec… ».
- Michel Pastoureau a publié début octobre « Jaune, histoire d’une couleur ».
- L’historien spécialiste des couleurs explique comment le jaune a été doté d’une symbolique sacrée dans l’Antiquité avant de reculer dans nos sociétés occidentales.
- A l’occasion du premier anniversaire du mouvement des « gilets jaunes », il rappelle pourquoi cette couleur est très peu utilisée en politique.
Le 17 novembre 2018, le jaune fait irruption. Sur les ronds points, les routes, dans les manifestations, des milliers de Français enfilent leurs gilets pour protester contre le coût de la vie. L'historien Michel Pastoureau, grand spécialiste des couleurs, était justement en train de finaliser son ouvrage… sur le jaune.
« J’écrivais les dernières lignes, quand le mouvement a commencé. J’étais en quelque sorte un historien rattrapé par l’histoire en train de se faire », s’amuse-t-il aujourd’hui. 20 Minutes l’a interrogé sur cette couleur « mal-aimée » à l’occasion du premier anniversaire du mouvement, et de la sortie en octobre de son ouvrage Jaune, histoire d’une couleur (Seuil).
A quand remontent les premières traces du jaune dans nos sociétés ?
Le jaune est assez abondant dans la nature, sous formes végétales essentiellement, ou dans les phénomènes atmosphériques, comme le soleil bien entendu. L’homme l’a fabriqué très tôt, par la peinture puis la teinture. Sur les murs des grottes de Paléolithique [à partir de -3 millions d'années av. J.C.], on retrouve le pigment ocre-jaune, tiré des terres argileuses naturelles, donc facile d’accès. Visuellement, ce sont les plus anciennes traces humaines.
A-t-il déjà une signification ?
Dans les sociétés anciennes le jaune est bienveillant : car c’est le soleil, la chaleur, la prospérité et les produits comme les céréales, le miel, la cire. Il est ensuite présent dans la vie quotidienne des Romains et des Grecs de l’Antiquité. Le jaune a alors bonne image.
Pour expliquer cette image « bénéfique » du jaune, vous évoquez l’importance des cultes solaires et des mythologies de l’or…
Pendant longtemps, l’or n’intéresse pas les peuples de la Préhistoire. Il faut attendre le Néolithique [à partir de -10.000 av. J.C.] pour que les sociétés européennes, proche-orientales ou égyptiennes, s’y intéressent. Désormais, l’histoire de l’or et du jaune vont se confondre. Très tôt, ce métal suscite la convoitise, toutes sortes de mythes et de légendes l’accompagnent. On a plusieurs histoires de héros en quête de l’or, comme Jason et sa toison, les pommes d’or du jardin des Hespérides, l’un des travaux d’Hercule, ou l’or volé aux nymphes du Rhin, qui sera repris dans les opéras de Wagner. A chaque fois, l’objet volé est d’ailleurs rapporté à l’endroit initial : le voyage compte en réalité plus que le bien précieux.
A côté, on s’aperçoit aussi très tôt que le soleil a des bienfaits : il assure la chaleur, la prospérité car il fait pousser les plantes. On commence à l’admirer et à lui rendre un culte. Un certain nombre de divinités anciennes est assimilé au soleil : dans l’Egypte antique, à Rome, avec Apollon, grand dieu de la lumière solaire, mais aussi sur d’autres continents avec les Incas, les Aztèques… Le jaune est alors associé à la couleur du soleil bienfaiteur.
Au Moyen-Age, vous écrivez que le jaune a une « symbolique ambivalente ». Pourquoi a-t-il alors deux visages ?
C’est le Moyen-Age européen qui crée la symbolique des couleurs tel que nous l’entendons. Chaque couleur a alors ses bons et ses mauvais aspects. Il y a des bons et des mauvais jaunes, jusqu’au XIIIe siècle. L'héraldique (connaissance des blasons des chevaliers) a joué un rôle important dans l’organisation symbolique des couleurs. Par la couleur des vêtements ou des armes, on sait si on a à faire à un bon ou un mauvais chevalier. Quand le jaune est en bonne part, il a la symbolique de l’or, de la mythologie, de la beauté et de l’amour aussi, à travers les cheveux blonds dans les romans de chevalerie.
Quand il est en pris en mauvaise part, il exprime le mauvais, la jalousie. En termes de coloration, on prend par exemple le jaune qui tire vers le vert, le jaune citron, acide, qui pique, agace. C’est celui de la maladie, du poison et deviendra plus tard le jaune de la jalousie, du mensonge, de la trahison.
Pourquoi sa symbolique négative l’emporte-t-elle finalement ?
A la fin du Moyen-Age, le mauvais jaune devient plus fréquent. Une des raisons est que l’or a pris sur lui tous les aspects positifs de la couleur jaune. On voit alors dans une même image, une distinction entre le doré et le jaune. Le pauvre jaune est alors chargé des aspects mauvais de la couleur, des vices. L’autre piste est la médecine : le jaune c’est la bile, et l’urine, c’est-à-dire la colère et l’impureté, deux humeurs qui ont mauvaise presse et contribuent à le dévaloriser. Dans le même temps, le rouge est assimilé au sang, à la vie, au Christ. Le jaune devient le symbole de l’envie, de la jalousie, des petits vices, du mensonge, de l’hypocrisie et de la trahison. Judas, traître par excellente, est presque systématiquement vêtu d’une robe jaune.
Quel est l’impact de cette mauvaise réputation ?
Au début de l’époque moderne, le jaune a une symbolique négative. La réforme protestante (amorcée au XVIe siècle), qui part en guerre contre les trois couleurs jugées trop vives, trop voyantes (le rouge, le jaune et le vert) accentue son recul. Des protestants détruisent des images impies par leur sujet, mais aussi pour leurs couleurs, jugées indécentes. Cette condamnation du jaune et sa mauvaise réputation expliquent son recul dans la culture matérielle, jusqu’à aujourd’hui encore.
La reconnaissance du jaune comme couleur primaire n’a-t-elle pas changé la donne ?
Au XVIIe siècle, on réfléchit beaucoup sur la manière de classer nos couleurs et le jaune a la chance d’être une des trois grandes couleurs primaires, alors que le noir et le blanc cessent, eux, d’être une couleur. Mais cela n’a pas d’impact sur la vie quotidienne ni dans la symbolique. Le jaune reste lié à la tromperie, à l’image des syndicats jaunes, vus comme des traîtres, car ils roulent en fait pour le patronat et s’opposent lors des grèves aux syndicats rouges, qui défendent les ouvriers.
Le jaune trouve finalement un peu de salut grâce au sport et à la peinture…
Il y a un grand changement au milieu du XIXe siècle, c’est l'invention du tube de peinture, et du bouchon ensuite. Les peintres impressionnistes vont aller en plein air, éclaircir leurs tons et avoir un rapport nouveau à la lumière, ce qui va bénéficier au jaune. A leur suite, les post-impressionnistes et les avant-gardistes revendiquent des couleurs vives. Gauguin et Van Gogh sont deux peintres du jaune, comme les Nabis, et les Fauves.
Le deuxième agent de promotion arrive un peu plus tard sur les terrains de sport : on a besoin de distinguer les compétiteurs avec différentes couleurs. Mais c’est surtout le maillot jaune, inventé lors du Tour de France 1919 qui lui donne un petit coup de fouet. L’expression est alors utilisée en dehors du sport, pour dire « être le premier » de quelque chose.
Que vous inspire l’irruption du jaune dans l’actualité depuis un an, avec la mobilisation des « gilets jaunes » ?
Le mouvement est parti d’une histoire de voiture, prix du carburant et réglementation de vitesse. Il était donc logique d’avoir un symbole de la voiture et il fallait aussi être vu lors des manifestations. Dans les villes, on voit peu de vêtements ou de carrosseries jaunes. Le jaune se remarque vite, une tache jaune ici ou là fait un écart terrible. La signalétique du Code de la route l’utilise d’ailleurs pour ça. Il se voit car c’est une couleur peu présente dans notre vie quotidienne. Mais par rapport aux idées défendues, j’aurais plutôt opté pour le gilet orangé car il y a l’idée de bouée, de sauvetage d’une France oubliée. Je trouve aussi la couleur plus gaie, plus tonique que ce vilain jaune verdâtre des gilets (rires).
Une chose m’a amusé lors de la présidentielle ou des législatives, les typographes utilisaient le jaune pour les courbes ou les camemberts des résultats d’Emmanuel Macron, car toutes les autres couleurs étaient déjà prises. Je me suis dit « Ça, c’est nouveau, est-ce que le jaune ne va pas lui nuire ? » Finalement avec ce mouvement social, le jaune s’est en quelque sorte dressé contre le président (rires).
Après les « bonnets rouges » en 2013, les « gilets jaunes ». Est-ce nouveau qu’un mouvement prenne un symbole et une couleur ?
Ça s’est intensifié à partir de la Révolution française, les mobilisations pouvaient prendre une couleur ou deux, pour faire passer des idées, ou constituer un mouvement politique. Cette pratique se fait aussi lorsque les drapeaux nationaux se mettent en place. On sollicite une couleur comme emblème d’une nation, ou d’un groupuscule.
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Pourquoi cette couleur n’est-elle pas utilisée aujourd’hui en politique ?
La politique a soigneusement évité le jaune pour sa symbolique négative. Comment faire campagne avec la couleur du traître ? Depuis deux siècles, les partis ne l’ont donc pratiquement pas utilisé, à part le parti libéral-démocrate allemand (FDP). Récemment, en Italie, le Mouvement 5 Etoiles a choisi le jaune, c’est intéressant car il se voulait aussi en rejet du système politique, comme les « gilets jaunes ». Est-ce que ces exemples feront tache d’huile en politique ? Difficile à savoir aujourd’hui.
Plus généralement, le jaune est-il voué à rester une couleur mal-aimée ?
La symbolique d’une couleur ne s’efface pas d’un coup, cela prend du temps. On le voit dans les enquêtes d’opinion sur les couleurs préférées, le jaune demeure toujours dernier des cinq couleurs principales (moins de 5 %), très loin derrière le bleu (entre 45 et 50 %). Ces chiffres restent tables quel que soit le pays d’Europe occidentale et depuis les années 1880. Mais le jaune est tombé si bas, qu’il ne peut que se revaloriser, sur le plan symbolique et sur sa place dans notre vie quotidienne. Je suis assez confiant sur l’avenir du jaune : les stylistes, graphistes, couturiers, créateurs vont puiser dans cette couleur qui attire l’œil. Je suis convaincu qu’il y aura davantage de jaune dans les vingt ans qui viennent.