A la brigade de protection des mineurs, des « cold cases » jamais vraiment froids
AU SERVICE DES ENFANTS (3/4)•« 20 Minutes » a passé deux jours au sein de la brigade de protection des mineurs. Dans ce service, les victimes d’agression sexuelle ou de viol sont systématiquement entendues, y compris lorsque les faits sont prescrits depuis longtempsCaroline Politi
L'essentiel
- 20 Minutes a passé deux jours au sein de la brigade de protection des mineurs de la police judiciaire parisienne.
- Entendre les victimes de faits prescrits permet d’abord de s’assurer que la personne visée n’est plus au contact d’enfants.
- Ces « cold cases » permettent également de « colorer » une procédure judiciaire.
Lorsqu’elle s’installe dans un bureau, au troisième étage du nouveau « 36 », le siège de la police judiciaire parisienne, Marie* le sait, les faits qu’elle s’apprête à relater sont prescrits depuis longtemps. Elle a pourtant été orientée par une association spécialisée pour raconter aux enquêteurs de la brigade de protection des mineurs (BPM) ces flashs, d’abord, puis ces souvenirs de plus en plus nets qui lui sont revenus au cours d’une psychothérapie. Ceux du viol qu’elle a subi enfant. « Nous entendons systématiquement les personnes qui disent avoir été agressées dans leur enfance, c’est une politique de travail », assure le commissaire Vianney Dyevre, à la tête de la brigade depuis cinq ans. Au cours de l’audition, Marie explique s’être progressivement souvenue de cet ami de la famille qui lui a fait subir des pénétrations digitales alors qu’elle n’avait que trois ans.
L’immense majorité de ces dossiers prescrits concerne des viols ou des agressions sexuelles, pour la plupart refoulés pendant des dizaines d’années. En premier lieu, la BPM s’assure que la personne visée n’est plus en contact régulier avec des enfants, notamment lorsque les faits dénoncés se sont déroulés dans une structure scolaire, une colonie de vacances ou un camp scout. Parfois, les investigations permettent de mettre en lumière d’autres victimes pour qui les faits ne sont pas prescrits, une enquête est alors ouverte. Les policiers essaient également, dans la mesure du possible, d’entendre les mis en cause. Rien ne les oblige à répondre à la convocation, mais force est de constater que beaucoup le font. A l’instar de ce prêtre qui s’est présenté la semaine précédent notre reportage. Devant les policiers, il a reconnu avoir agressé sexuellement des jeunes garçons. Des aveux pour lesquels il n’encourt aucune sanction pénale, les faits étant prescrits depuis bien longtemps.
Le passé nourrit des enquêtes bien présentes
Depuis 2018, le délai de prescription pour les violences sexuelles commises sur les mineurs a été étendu à trente ans à partir de la majorité, contre vingt ans auparavant : on peut ainsi porter plainte jusqu’à 48 ans. « Avec l’expérience, on se rend compte que beaucoup de victimes de violences sexuelles dans leur enfance ont oublié les faits et que les souvenirs reviennent vers la quarantaine », note le chef de la section « intrafamiliale » de la brigade, le commandant divisionnaire fonctionnel Guy Bertrand, qui a participé aux commissions sur cette évolution législative. Dans le cas de Marie, l’affaire est vite vue : l’homme qu’elle accuse est décédé depuis quelques années. Des recherches complémentaires ont néanmoins permis de déterminer qu’il avait été condamné pour avoir violé sa fille. Un indice, peut-être, que ses flashs et souvenirs ne sont pas que pure construction mentale.
Mais ces « cold cases » n’appartiennent pas uniquement au passé. Même prescrits, certains faits intéressent la justice. Dans le jargon, on dit qu’ils « colorent » une procédure. « Dans certaines affaires, non prescrites mais anciennes, les éléments matériels manquent, la multiplicité des actes, la spécificité du mode opératoire sont des éléments importants », insiste le chef de la section. Et de citer l’affaire David Hamilton, ce photographe de mode accusé par plusieurs femmes de les avoir violées alors qu’elles étaient adolescentes.
Lorsque l’affaire a été médiatisée en 2016, notamment grâce au récit de l’animatrice Flavie Flament, qui savait son agression prescrite, mais souhaitait empêcher l’artiste britannique de faire d’autres victimes, une enquête était ouverte à la BPM sur des faits non prescrits. « Elle a été mal conseillée, son témoignage aurait eu beaucoup de poids », déplore Guy Bertrand. Aux assises, il n’est pas rare qu’un individu soit poursuivi pour un viol mais que d’anciennes victimes viennent témoigner. Une répétition des récits qui marque assurément les jurés et se répercute sur le verdict. Mais dans le dossier Hamilton, le photographe s’est suicidé peu après la médiatisation de l’affaire, marquant la fin de l’action publique.
Une pierre dans le processus de reconstruction
Qu’il y ait ou non un enjeu sur le plan judiciaire, l’attention portée à ces victimes reste primordiale dans le processus de reconstruction. « Même s’il n’y a pas de procès, être entendu, c’est déjà une reconnaissance de la position de victime », assure la psychologue du service, Corinne Bertrand. Souvent, note-t-elle, la mémoire revient au cours d’une psychothérapie. Parfois, c’est le simple fait de devenir parent ou lorsque son enfant atteint l’âge de sa propre agression qui fait ressurgir les souvenirs. Si certaines victimes peuvent vivre l’absence de poursuites comme de nouvelles violences, pour la majorité d’entre elles, être entendu par la BPM est une étape essentielle dans leur reconstruction. Et la psychologue de préciser : « Entendre que ce qu’on a subi est interdit par la loi d’une voix officielle, ne fait évidemment pas tout, mais c’est une amorce indispensable au travail de reconstruction. »