INTERVIEWPour le Dr Navarre, les Rouennais ont éprouvé un « sentiment d’abandon »

Incendie de l’usine Lubrizol à Rouen : « Un tel événement nous remet à niveau face à la fragilité de l’être humain »

INTERVIEWLe Dr Christian Navarre, en charge de la cellule de soutien psychologique mise en place après l’incendie, évoque les émotions que l’accident a provoquées chez certains habitants
Delphine Bancaud

Propos recueillis par Delphine Bancaud

L'essentiel

  • Le psychiatre Christian Navarre est responsable de la cellule d’urgence d’aide médico-psychologique qui a été mise en place mardi 1er octobre par l’Agence régionale de santé Normandie et la préfecture de la Seine-Maritime.
  • Selon lui, même s’il n’y a pas eu de morts dans l’incendie de Lubrizol, « cet événement a entraîné une effraction dans l’illusion d’immortalité éprouvée par de nombreuses personnes ».
  • Et « beaucoup de Rouennais se sont sentis abandonnés par la collectivité, car l’incendie de Lubrizol s’est télescopé dans l’actualité avec le décès du président Chirac ».

De notre envoyée spéciale à Rouen

Libérer leur parole après l’événement qui les a déstabilisés. Une cellule d’urgence d’aide médico-psychologique a été mise en place mardi 1er octobre par l’Agence régionale de santé Normandie et la préfecture de la Seine-Maritime, au centre municipal Charlotte-Delbo, à Rouen, après l’incendie de l’usine Lubrizol. Le psychiatre Christian Navarre, qui la dirige, explique les répercussions que peut avoir un tel incendie sur la population et le chemin à parcourir jusqu’à la résilience.

Quelles personnes se sont rendues à la cellule psychologique ?

Nous avons reçu plusieurs dizaines de personnes qui ont été impliquées dans l’événement, souvent parce qu’elles habitent près de l’usine Lubrizol. Elles ont été réveillées en pleine nuit par des bruits d’explosions et ont eu besoin d’exprimer ce choc. Elles ont vu des fumées noires, ont senti des odeurs anxiogènes, elles ont eu peur pour leur vie et de perdre leur logement. Et n’ont pas forcément eu l’opportunité d’en parler avec des proches, ce qui a amplifié leurs angoisses et leur a fait perdre leurs repères. D’où une phase de stupeur collective, qui est classique dans ce genre d’événement, et qui dure quelques jours.

Quelles émotions a fait ressortir chez elles cet accident ?

En cas de choc émotionnel fort, l’être humain traverse un état de distorsion cognitive. C’est-à-dire que son système émotionnel prend le pas sur son raisonnement. Et même s’il n’y a pas eu de morts dans l’incendie de Lubrizol, cet événement a entraîné une effraction dans l’illusion d’immortalité éprouvée par de nombreuses personnes. Car nous vivons dans une société sans guerre, dans laquelle nous tenons la mort très à distance. Et un tel événement nous remet à niveau face à la fragilité de l’être humain.

Vous évoquez la colère de ces personnes. Contre qui s’exprime-t-elle ?

Beaucoup de Rouennais se sont sentis abandonnés par la collectivité, car l’incendie de Lubrizol s’est télescopé dans l’actualité avec le décès du président Chirac. Or, lors de ce genre d’événement, la couverture qui en est faite par les médias est importante, car elle permet de remettre du sens. Et le silence peut contribuer au développement de thèses complotistes. On a vu réapparaître aussi le syndrome Tchernobyl : ce sentiment que les autorités nous cachent des choses. D’autant que les réseaux sociaux poussent à l’hyperémotion et que l’écoanxiété est déjà très forte dans la société française. Mais que le gouvernement s’exprime ou pas sur Lubrizol, il sera toujours taxé de ne pas prendre la bonne décision ou de délivrer la bonne parole. Il ne pourra jamais satisfaire l’exigence de certitude des citoyens.

Beaucoup de Rouennais expriment leurs craintes de développer à long terme des maladies. Comment les rassurer sur ce point ?

Mais aucun être humain ne sait s’il sera malade ou pas dans dix ans. Il faut continuer à avancer, mettre l’angoisse à distance, accepter que l’existence soit à risques et apprendre à vivre avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête.

Êtes-vous parvenu à apaiser les personnes qui sont venues à la cellule de soutien psychologique ?

Oui, car le fait même que cette cellule médico-psychologique existe est une manière de reconnaître leur inquiétude. Elles se sont senties prises en compte. Le fait d’échanger avec d’autres personnes qui ont vécu le même traumatisme les a aussi beaucoup aidées. Cela leur a permis de faire face à leur stress, et que l’émotion fasse place à un raisonnement plus rationnel. Elles sont reparties soulagées. Même si certaines d’entre elles éprouvent désormais une inquiétude quant aux conséquences sanitaires de l’incendie. Et on sait qu’après la phase de crise, succède généralement celle de la recherche de boucs émissaires.