Paris : « Dans le trafic de crack, c’est le dealer qui va vers le consommateur »
INTERVIEW•En près de cinq ans, le quartier de la porte de la Chapelle est devenu le point névralgique du trafic de crack à Paris. Entretien avec Emmanuelle Oster, la commissaire centrale du 18e arrondissementPropos recueillis par Caroline Politi
L'essentiel
- Entre 70 et 100 personnes stagnent quotidiennement sur la colline du crack à proximité de la porte de la Chapelle (18e arrondissement).
- Entre janvier et septembre 2019, 429 opérations ont été menées dans le secteur, plus qu’en 2018.
- Malgré cela, le sentiment d’insécurité persiste dans ce quartier de l’est parisien.
Une butte de terre coincée entre la bretelle d’accès à l’autoroute et le périphérique. C’est cela la colline du crack, un terrain vague dans le quartier de la porte de la Chapelle devenu en près de cinq ans le centre névralgique de ce trafic dans la capitale. Nommée en novembre 2018, la commissaire centrale du 18e arrondissement de Paris, Emmanuelle Oster, a fait de ce secteur l’une de ses priorités.
Qui trouve-t-on aujourd’hui sur la colline du crack ?
Selon les heures et les jours, ils sont entre 70 et 100 personnes, consommateurs ou dealers à stagner là-bas. La grande particularité du trafic de crack, c’est que le dealer va au-devant du consommateur et non l’inverse. Aujourd’hui, un usager à la recherche de drogue a la certitude qu’il en trouvera en se rendant sur la colline. Certains consommateurs viennent même de province mais la majorité sont des Franciliens, un tiers d’entre eux déclare d’ailleurs une adresse. De même, 30 % affirment avoir un revenu, fut-il modeste. Ce ne sont donc pas tous des gens en dehors de tous les circuits.
On parle également beaucoup de migrants qui se sont installés dans le secteur et sont devenus accros…
L’immense majorité des migrants n’étaient pas consommateurs de crack à leur arrivée mais certains le sont devenus du fait de leur implantation dans le secteur et de la proximité avec la colline. Les dealers y ont trouvé un moyen simple d’élargir leur clientèle en proposant le premier caillou gratuit. Or, le crack entraîne une dépendance extrêmement rapide.
Vous avez pris vos fonctions en novembre 2018 et fait du secteur de la Chapelle une priorité. Comment lutte-t-on contre ce trafic ?
Nous avons mené, entre janvier et septembre 2019, 428 opérations dans le secteur, uniquement en matière de stups. C’est plus que sur toute l’année dernière (300 en 2018). On interpelle tous les jours, parfois en flagrant délit, parfois lors d’opérations ponctuelles. Malgré cette intensification de l’action policière, on a conscience que les habitants et les commerçants peinent à en mesurer les effets. Le quartier de la Chapelle est un point de fixation pour des populations en errance. Ça a entraîné une augmentation considérable des actes de délinquance dans ce secteur et aux alentours : des vols, cambriolages, ventes à la sauvette ou mendicité agressive dans les transports en commun. Sans compter les rixes très fréquentes le week-end ou en début de mois, lorsque les diverses allocations sont versées. Notre objectif, c’est que ce territoire retrouve une physionomie proche de la normalité.
Après chaque opération, la colline du crack se reforme presque instantanément. Comment mettre un terme à cette logique ?
Il faut casser physiquement la colline du crack en rendant ce lieu totalement inaccessible. A un moment, il y avait des grillages que j’ai fait retirer car ils ne bloquaient pas l’accès au secteur mais permettaient aux dealers d’installer des couvertures pour cacher leur business. Il existe d’autres solutions, à mon sens plus efficaces. A mon arrivée, j’ai, par exemple, proposé que soient plantées des barrières végétales, ce sont des arbres épineux assez hauts et très denses qui empêchent tout accès. La SNCF en utilise pour protéger ses voies ferrées. Mais cette décision ne dépend ni de moi, ni de la préfecture. En attendant, nous sommes obligés de maintenir la pression : à chaque opération, nous détruisons les cabanons, nous menons des vagues d’interpellations.
Mettre un terme à la colline, n’est-ce pas prendre le risque de diffuser le phénomène ?
Evidemment, aujourd’hui, le phénomène est cerné. En cassant la colline du crack, ça diffusera un petit peu le phénomène mais il est indispensable pour compliquer la tâche des dealers. Aujourd’hui, les dealers viennent, vendent leurs galettes et repartent. Comme la colline est légèrement en hauteur, il y a de nombreuses possibilités de fuite. Il faut revenir dans une logique où le dealer est obligé de prendre des risques. Si les acheteurs ne sont pas concentrés en un point, les dealers devront s’exposer pour vendre leurs produits.
Des réseaux de crack sont-ils régulièrement démantelés ?
Contrairement à l’héroïne, la cocaïne ou le cannabis, il n’existe aucun trafic de crack à l’échelle internationale ou même nationale. Il n’y a pas d’importation de crack en France, le produit se fabrique facilement avec une petite quantité de cocaïne et du bicarbonate. Les dealers, qu’on surnomme les « cuisiniers » car ils fabriquent le produit chez eux, dans des casseroles, viennent chaque jour sur la colline vendre leurs galettes, puis repartent le soir. La plupart sont d’origine sénégalaise ou guinéenne mais on voit apparaître des affaires impliquant des dealers de cité qui ont senti qu’il y avait un business à faire. On ne peut pas parler de réseaux, il y a au maximum deux échelons, un cuisinier et un revendeur, jamais plus. De même, on ne saisit jamais des kilos de crack, ça n’existe pas. En 2018, par exemple, on a saisi un peu plus de 360 grammes, ça représente environ 900 galettes. Entre janvier et le 1er septembre 2019, on est à un peu plus de 1.300 galettes. Ça paraît peu pour le quidam mais c’est très important, le crack est une drogue très légère.