Inégalités précoces : « Dès le début, les habitudes de vie et les codes culturels créent des écarts entre les enfants »
INTERVIEW•Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon, qui a dirigé l’ouvrage « Enfances de classe », explique à « 20 Minutes » tout ce qui se joue dès le berceauPropos recueillis par Delphine Bancaud
L'essentiel
- Dans Enfances de classe*, qui est récemment sorti en librairie, 17 chercheurs ont mené une enquête entre 2014 et 2018, auprès de 35 enfants âgés de 5 à 6 ans issus de différentes classes sociales.
- Outre des conditions de vie matérielles très différentes selon la classe sociale de l’enfant, les écarts entre eux sur le plan du capital culturel sont colossaux.
- Pour redresser le tir, le sociologue Bernard Lahire estime qu’il faudrait notamment développer une scolarisation encore plus précoce des jeunes enfants.
Des déterminismes sociaux dès la petite enfance, qui influencent le reste de l’existence. Dans Enfances de classe*, récemment sorti en librairie, 17 chercheurs ont mené une enquête entre 2014 et 2018, auprès de 35 enfants, âgés de 5 à 6 ans, issus de différentes classes sociales. Le constat est sans appel : les inégalités s’instaurent dès la maternelle et infiltrent toutes les strates de la vie (école, loisirs, santé, alimentation, rapport avec les parents…) Le sociologue Bernard Lahire, qui a dirigé l’ouvrage, revient sur ces inégalités, qui conditionnent la vie scolaire de beaucoup d’enfants.
Votre enquête souligne le poids des inégalités matérielles des très jeunes enfants. A quel point leurs conditions de vie ont-elles une telle influence sur la scolarité ?
Dès le début, les habitudes de vie et les codes culturels créent des écarts entre les enfants. Les inégalités matérielles, en termes de logement, d’alimentation, d’accès à la santé et aux loisirs, ont en effet un impact indirect sur leur scolarité. Dormir dans un foyer Sonacotra bruyant, par exemple, génère de la fatigue et met l’enfant dans de mauvaises conditions pour aller à l’école. Il n’est pas le mieux disposé pour être calme, attentif, concentré. Et le fait de ne pas disposer d’une chambre pour lire et jouer a un réel impact sur l’épanouissement de l’enfant.
Vous insistez aussi sur les inégalités culturelles entre les enfants. La nature de leurs jeux, les voyages qu’ils font, les livres avec lesquels ils sont en contact, semblent aussi déterminer leur capital culturel. N’est-ce pas rattrapable plus tard ?
Certains arrivent à rattraper une partie de ce capital culturel. On les appelle les « transfuges de classe », car ils réussissent à sortir de leur milieu pour accéder aux classes moyennes, ou plus rarement aux classes supérieures. Mais ils ne pourront pas rattraper toutes les interactions familiales qu’ils n’ont pas faites dans la très petite enfance. Ce sera toujours plus difficile, un peu moins naturel pour eux en société que pour les enfants de CSP +. Dans les familles les plus dotées culturellement, les pratiques langagières aident les enfants à entrer plus aisément dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Car les parents aident leurs enfants à choisir les bons mots, les reprennent systématiquement lorsqu’ils s’expriment mal, leur lisent des histoires…
Le manque de disponibilité parentale ne semble pas avoir le même impact pour tous les enfants. Pourquoi ?
Certains parents CSP + sont très peu disponibles, car ils sont très investis dans la sphère professionnelle. Mais dans les milieux les plus dotés en capitaux économiques et culturels, ils ont des aides pour compenser leur absence : des jeunes filles au pair, des baby-sitters, triés sur le volet. Dans les milieux moins favorisés, l’absence des parents est davantage un handicap. Le temps passé devant les écrans et ce que les enfants vont y regarder est, par exemple, moins contrôlé.
Votre étude montre aussi un rapport à la discipline différent selon les classes sociales. Les règles de vie sont plus explicites dans les familles aisées. Cela favorise-t-il le respect de l’autorité par les enfants, ensuite, à l’école ?
A l’école, il y a des formes d’autorité particulières : on ne frappe pas les enfants, on explicite les règles, on affiche les consignes… Plus on se rapproche de ce mode d’autorité chez soi, plus les enfants sont compatibles avec la vie scolaire. Ils ont intériorisé les règles et peuvent davantage les anticiper. En revanche, dans des milieux moins favorisés, les enfants sont souvent élevés avec une forme d’autorité plus directe, où l’on ne va pas expliciter la règle, où l’on va les arrêter plus brutalement, physiquement ou oralement, lorsqu’ils auront dépassé les bornes. Ils seront moins préparés à être autonomes dans le respect des règles de l’école, ce qui déplaît généralement aux enseignants.
En quoi l’inégale familiarité des parents avec l’école a-t-elle un impact sur la scolarité des enfants ?
Les parents ont un rapport à l’école qui dépend de leur propre expérience. S’ils ont eu un rapport malheureux avec la scolarité, s’ils ont eu l’impression d’être en échec, ils auront tendance à projeter cette image négative sur leurs enfants. Dans les familles où l’école est présentée comme un plaisir, les enfants ont un rapport plus intéressé, voire passionné aux activités scolaires.
A vous lire, les enfants des classes sociales les moins favorisés ont également moins d’estime d’eux-mêmes. Comment l’expliquez-vous ?
L’assurance s’acquiert avec les compétences. Donc, les enfants qui ne comprennent pas trop ce qu’on leur demande à l’école ne sont pas très assurés ou rassurés. Et la certitude d’être à sa place vient aussi du milieu social d’où l’on vient. Certains enfants perçoivent que leurs parents ont du pouvoir et cette assurance leur est transmise. Leurs parents savent aussi parler publiquement, se défendre… Leurs enfants sont naturellement plus sûrs d’eux que ceux issus de familles plus défavorisées. Ils sont d’ailleurs souvent décrits comme des leaders en classe.
Vous soulignez que les enfants des classes sociales moins favorisées sont aussi moins entraînés à la controverse, à la prise de distance critique, à manier l’ironie. D’où une moindre capacité à comprendre ce que l’on attend d’eux à l’école implicitement ?
Oui, car dans les milieux les plus favorisés, on joue avec les mots, on manie le second degré. Or, apprendre l’ironie, c’est apprendre des subtilités langagières, à distinguer des intentions. Des choses qui sont utiles pour comprendre des textes, interpréter des images…
Vous montrez aussi que la pratique d’activités extrascolaires, plus accessible aux enfants des CSP +, aurait des effets sur les résultats scolaires. Notamment le sport, qui développerait leur appétence à la compétition…
Ces activités artistiques ou sportives imposent une régularité dans l’effort. Elles développent, pour certaines d’entre elles, l’esprit de compétition et la capacité à se dépasser. Des ressorts supplémentaires pour réussir sa scolarité.
Votre constat paraît très pessimiste. Mais les mesures du gouvernement pour instaurer la scolarité obligatoire aux moins de 3 ans, et dédoubler les CP et CE1 dans l’éducation prioritaire, ne vont-elles pas dans le bon sens ?
Ça va dans le bon sens, mais c’est très insuffisant. Car 98 % des enfants sont déjà scolarisés à 3 ans. La vraie ambition serait de scolariser 70 % des enfants à 2 ans. Or, la scolarité des enfants de cet âge a régressé ces dernières années, alors que toutes les études internationales montrent que plus la scolarité maternelle est précoce, plus les enfants des milieux populaires en bénéficient et rentrent tôt dans le « métier » d’élève.
Comment lutter mieux encore contre ces inégalités précoces ?
Lutter contre le chômage, mieux répartir les richesses, lutter contre le mal-logement, rendre plus accessibles les activités culturelles, contribuerait à une politique de démocratisation scolaire. Cela coûterait évidemment cher aux finances publiques, mais c’est un choix de société.