Prisons disparues: Emeutes à Paris, Versailles ne répond plus… Les dernières heures de la Bastille
DERRIERE LES BARREAUX (1/5)•Le 14 juillet 1789, une partie de la population parisienne se soulève et s’empare de la prison de la BastilleThibaut Chevillard
L'essentiel
- 20 Minutes, en partenariat avec Retronews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France, fait revivre les prisons disparues, de la Bastille au bagne de Cayenne.
- Le 14 juillet 1789, des émeutiers s’emparent de la prison de la Bastille, symbole selon eux de l’absolutisme.
- La Révolution, qui a commencé à Versailles, devient ce jour-là plus sanglante.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen doit-elle apparaître à la tête de la Constitution ? Ou faudra-t-il la glisser après le texte ? En ce 14 juillet 1789, dans une salle de l’hôtel des Menus Plaisir, à Versailles, c’est notamment cette question un peu technique qui anime les débats de l’Assemblée nationale constituante. Depuis plusieurs jours, des députés du tiers état, rejoints par des membres de la noblesse et du clergé, s’y réunissent pour exiger du roi le partage du pouvoir avec le peuple et élaborer ces deux textes que Louis XVI sera sommé d’accepter. Un véritable coup d’Etat. Soudain, alors que dehors, le soleil se couche, on annonce l’arrivée du vicomte Louis Marie Marc Antoine de Noailles. Venant de Paris, à une vingtaine de kilomètres, le député de Nemours s’empresse de donner à ses collègues des nouvelles des troubles survenus dans la capitale.
« Il dit que la bourgeoisie de Paris est sous les armes et dirigée dans sa discipline par les gardes françaises et suisses ; que l’hôtel des Invalides a été forcé ; qu’on a enlevé les canons et les fusils ; que les familles de nobles ont été obligées de se renfermer dans leurs maisons ; que la Bastille a été enlevée d’assaut, que Monsieur de Launay, qui en était le gouverneur, et qui avait fait tirer sur les citoyens, a été pris, conduit à la Grève, massacré par le peuple, et sa tête portée au haut d’une pique », rapporte, dans son 18e numéro, Le Moniteur Universel, un journal fondé en 1789.
Le récit de ce militaire, beau-frère du marquis de La Fayette, « produit dans l’assemblée l’impression la plus triste », et on envoie immédiatement une délégation prévenir le roi « pour lui peindre l’état cruel dans lequel se trouve la capitale ». Mais cet événement, qui semble troubler les députés, n’était-il pas prévisible ?
Un contexte explosif
Voici plusieurs mois, en effet, que le royaume de France bouillonne. Plusieurs raisons expliquent le mécontentement du « petit peuple ». L’année 1788 a été effroyable sur le plan climatique : l’été a été particulièrement chaud, il n’a pas assez plu et les récoltes ont été très mauvaises. Conséquence : les prix du blé – et donc du pain – se sont envolés. Quant à l’hiver, il a été long et rigoureux. Les Français sont affamés et accablés par les impôts, et la situation économique du pays est alarmante. Bientôt, la colère contre le monarque, qui a fait ériger autour de Paris 57 barrières d’octroi pour prélever des taxes sur les marchandises transportées, atteint son paroxysme. Des émeutes éclatent.
Louis XVI tente mollement de reprendre les choses en main. Fin juin 1789, il ordonne à plusieurs régiments, déjà prépositionnés, de converger vers la capitale. 30.000 hommes sont prêts à marcher sur Paris pour mater l’insurrection. Les troupes « n’attendent que le premier ordre pour faire un carnage affreux », redoute Le Moniteur universel. La population parisienne vit dans la peur. Et en plein cœur de l’été, une étincelle va mettre le feu aux poudres. Le 11 juillet, le roi renvoie Jacques Necker, son ministre des Finances. Prônant une répartition des impôts plus équitable et favorable à l’imposition de l’aristocratie, l’homme était apprécié du peuple.
Forcément, la nouvelle de sa disgrâce déçoit. « On ne saurait rendre l’abattement dans lequel ont tombé tous les citoyens, écrit Le Moniteur Universel. Chacun semblait regretter son père, la douleur se peignait sur tous les visages. » Le renvoi de Necker fait surtout craindre le pire. Annonce-t-il « une Saint-Barthélemy des patriotes », comme le redoute Camille Desmoulins ? Le 12 juillet, du côté du jardin du Palais Royal, cet avocat et journaliste harangue la foule, qu’il appelle à la résistance. « Il s’agissait surtout d’une masse critique chauffée à blanc, qui picole pas mal. Il n’y a pas de pain mais il y a du vin ! C’est l’été, il fait chaud, toutes les conditions sont réunies pour faire la révolution », explique l’historien Claude Quetel, auteur du livre Crois ou meurs, histoire incorrecte de la révolution française *.
« Il n’y a aucun ordre de Versailles »
Des manifestants sont dispersés dans les jardins des Tuileries par des troupes étrangères aux ordres du roi. Une répression sanglante qui scandalise la population. Le lendemain, elle bouge. Les électeurs de Paris se réunissent à l’hôtel de ville, destituent le maire, le remplacent par un « comité permanent » qui organise l’insurrection, indique Le Moniteur Universel. Ils créent aussi une « milice bourgeoise » de 48.000 hommes pour protéger la capitale. Mais pour cela, ils ont besoin d’armes et de poudre. Une délégation se rend à l’hôtel des Invalides pour en demander au gouverneur, Charles François de Virot de Sombreuil. Ce dernier refuse.
Le 14 juillet, après une nouvelle nuit d’émeutes, la foule se précipite aux Invalides et cette fois, elle s’engouffre « avec fureur dans le souterrain obscur qui recelait le dépôt principal ; fusils, sabres, baïonnettes et pistolets sont enlevés en un instant », raconte le journal. 28.000 fusils et vingt canons sont saisis dans la matinée. « Les gardiens refusent de tirer sur les émeutiers parce que Versailles ne répond plus, observe Claude Quetel. Il n’y a aucun ordre de Versailles, Versailles n’existe plus en tant que gouvernement car Versailles est déjà en révolution. » Une chose capitale manque aux Invalides : de la poudre. Elle avait été mise en sécurité à la Bastille par les gardes suisses au service du roi. « A la Bastille ! A la Bastille ! » crie alors d’une seule voix la foule, emportée par son élan.
La Bastille. Un « château composé de huit grosses tours rondes, dont les murs avaient environ six pieds d’épaisseurs », entouré d’un large fossé. Un nom qui « réveille les idées de lettre de cachets, d’opprobre et d’oppression », assure Le Moniteur Universel. C’est ici, dit-on, dans cette forteresse édifiée au XIVe siècle sous le règne de Charles V pour protéger l’est de Paris, que l’on enferme les opposants au roi sans aucune forme de procès. Transformée en prison d’Etat par le cardinal de Richelieu, « elle pouvait accueillir entre 40 et 50 prisonniers, pas plus », souligne Claude Quetel, précisant qu’elle fonctionnait un peu comme une maison d’arrêt. « Il y avait des gens qui attendaient soit d’être jugés, soit d’être internés. »
« C’est une espèce de prison un peu 5 étoiles, pour des prisonniers de marque, qui retenaient l’attention du roi », résume l’historien. Parmi les détenus les plus célèbres, Voltaire, Beaumarchais (qui habitait à côté) ou le marquis de Sade, transféré dans un asile psychiatrique quelques jours seulement avant le 14 juillet. « C’est un prisonnier très incommode, très indiscipliné, très révolté, alors qu’il est très bien soigné, explique-t-il. Il faisait venir son vin de Provence car il trouvait que le vin de la Bastille n’était pas assez bon. Il a confectionné une sorte de porte voix, qu’il a glissée à travers les grillages de sa fenêtre, et ainsi il ameute les gens en bas en criant qu’on égorge les prisonniers de la Bastille. Il est évidemment transféré aussitôt à Charenton, qui est un asile de fou. Il y mourra plus tard. »
Une prison qui tombe en désuétude
Entourée d’une légende noire entretenue par les auteurs et philosophes de l’époque, la prison est devenue, à travers le temps, un symbole du despotisme. « Le peuple en avait très peur et pourtant, il n’avait aucune chance d’être un jour enfermé à la Bastille », poursuit Claude Quétel. En outre, depuis quelques années, « elle tombe en désuétude » et on n’y enferme presque plus personne. Sous le règne de Louis XVI, les lettres de cachet, dit-il, sont « pratiquement devenues de l’histoire ancienne ».
Mais les Parisiens craignent aussi, en ces temps agités, que les canons posés sur ses tours ne servent à Louis XVI à raser le faubourg Saint-Antoine, « un quartier qui s’enflamme rapidement », observe l’historien qui a consacré un ouvrage à la Bastille. La bastide était devenue « une sorte de chiffon rouge qu’on agitait sous le nez des contestataires. »
Alors que la foule massée au pied de l’édifice réclame de la poudre, le gouverneur de la Bastille, le marquis de Launay, reçoit des représentants du comité permanent venu lui demander de faire descendre les canons. « Cela n’est pas en mon pouvoir », leur répond Bernard-René Jourdan de Launay. Il propose néanmoins, comme geste d’apaisement, de les faire « reculer et sortir des embrasures », raconte dans son 22e numéro Le Moniteur universel. Une fusillade éclate. Plusieurs dizaines de personnes, « qui ne peuvent ni se défendre, ni se sauver », sont tuées. Il semble que « les premiers coups de fusils soient partis d’en bas », raconte Claude Quetel. En effet, le gouverneur de la Bastille a ordonné aux gardes suisses de ne pas tirer. « Ce n’est pas un militaire, c’est un haut fonctionnaire, note l’historien. C’est le gardien d’une prison et pas d’une citadelle militaire. Or la Bastille en est une, même si ce n’est plus sa fonction première. »
La situation est compliquée, sinon désespérée pour les insurgés, « lorsqu’on vit arriver dans la cour un détachement de gardes françaises », raconte Le Moniteur Universel. Ces militaires stationnés dans la capitale ont suivi Pierre-Augustin Hulin, un officier, qui les a exhortés à se ranger du côté du peuple. « A force d’aller au bistrot du coin, ils ont fini par être totalement acquis aux idées révolutionnaires », sourit Claude Quetel. Ces militaires amènent avec eux plusieurs canons.
Prise ou rémission ?
Leur arrivée change la donne. A cet instant, « le découragement était général dans la forteresse », note Le Moniteur universel. Bernard-René Jourdan de Launay est dépassé. En l’absence d’ordre de Versailles, il ne sait pas quoi faire. « Il s’adresse à la garnison, et lui demande s’il ne vaut mieux pas se faire sauter que de s’exposer à être égorgé par le peuple, à la fureur duquel on ne pouvait plus se promettre d’échapper. » Ce à quoi les soldats répondent « qu’ils aiment mieux mourir que de faire périr un si grand nombre de leurs concitoyens, et qu’une plus longue résistance étant désormais impossible. Il faut faire monter le tambour sur la plate-forme pour rappeler, arborer un drapeau blanc et capituler ». Un officier suisse fait donc savoir aux insurgés qu’ils sont prêts à se rendre à condition « de ne pas massacrer la troupe ».
Pierre-Augustin Hulin accepte la capitulation. Un pont-levis s’abaisse. La foule s’engouffre dans le bastion. « Les premiers entrés abordent les vaincus avec humanité, sautent au col des officiers de l’état-major en signe de paix et de réconciliation. » Mais, raconte Le Moniteur Universel, « ceux qui les suivent ne respirent que carnage et vengeance ». Les soldats sont en grande majorité « massacrés », à l’exception des gardes suisses qui se sont fait passer pour des prisonniers avant de réussir à s’enfuir. La Bastille a-t-elle vraiment été prise, comme on le dit ? Pour Claude Quetel, il est préférable de parler de « rémission de la Bastille ». « La Bastille ne se défend pas, la preuve, c’est qu’elle a ouvert ses portes », ajoute-t-il, soulignant qu’aucun coup de canon n’a été tiré.
Le gouverneur de Launay est arrêté et emmené à l’hôtel de ville. Deux ans et demi avant Louis XVI, on lui tranche la tête. Le sang coule pour la première fois depuis le début de la Révolution. La foule la brandie dans les rues comme un trophée. Quant aux prisonniers qu’on s’empresse de libérer, il n’y en avait que sept dans les geôles. Parmi eux, des faussaires, deux fous, un détraqué sexuel… Mais aucun opposant au roi. Peu importe. Dès le 16 juillet, le comité permanent décide la démolition de la forteresse. Mais les Parisiens n’avaient pas attendu cette décision pour démonter l’ancienne prison d’Etat. Le 14 juillet, dans la soirée, elle s’est mise au travail. « La minorité agissante ayant franchi le cap du meurtre, elle doit donc se nourrir de nouvelles violences, observe Claude Quetel. Alors, en attendant de trouver de nouvelles victimes, on détruit cette citadelle. »
* « Crois ou meurs ! Histoire incorrecte de la Révolution française » de Claude Quetel. 512 pages, 21,90 euros, éditions Tallandier.