Rumeurs sur les Roms: «L’ennemi n’est pas tant Internet que les SMS, bien plus difficiles à combattre»
INTERVIEW•Des rumeurs de tentatives d’enlèvements d’enfants en Ile-de-France ont conduit à des rixes et violences visant des personnes Roms ces derniers jours. D’où viennent-elles ? Comment les combattre ? Le sociologue Pascal Froissart répond à « 20 Minutes »Propos recueillis par Fabrice Pouliquen
L'essentiel
- Une vingtaine de personnes, armées de batons et projectiles, ont été interpellées dans la nuit de lundi à mardi, suspectées de s’en être pris à des Roms sur la foi de rumeurs de tentatives d’enlèvements en Ile de France.
- La préfecture de police et la justice avaient pourtant démenti ces messages alarmants. Depuis, des politiques, comme le député Gilles Le Gendre, suggèrent des sanctions financières contre les réseaux sociaux ayant véhiculé ces rumeurs.
- « Mais la propagation des rumeurs est un phénomène bien plus complexe à mesurer et à combattre », indique le sociologue Pascal Froissart, spécialiste de la rumeur. Notamment parce que ces messages alarmants s’échangent surtout par SMS.
Les démentis et appels au calme de la préfecture de police, de la ville de Bondy ou de la justice n’ont pas suffi. Les messages alarmants évoquant des tentatives d’enlèvements d’enfants, d’adolescents ou de jeunes femmes par des personnes de la communauté du voyage circulant en camionnette blanche ont abouti à des rixes et violences ciblant des Roms en Île-de-France.
Une première fois le 17 mars à Colombes (Hauts-de-Seine), puis encore lundi soir, à partir de 20h à Clichy-sous-Bois et à Bobigny. Vingt personnes ont été interpellées dans cette seconde affaire, dont trois majeures jugées ce mercredi après-midi en comparution immédiate au tribunal de grande instance de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Une quatrième, mineure, sera déférée devant le juge des enfants.
D’où viennent ces rumeurs ? Pourquoi sont-elles si compliquées à dégonfler ? Faut-il sanctionner financièrement les réseaux sociaux où elles circulent, comme s’y dit favorable Gilles Le Gendre, le chef de file des députés En Marche ? Pascal Froissart, maître de conférences en sciences de l’information et la communication à l’Université Paris 8 et spécialiste de la rumeur, répond aux questions de 20 Minutes.
Pourquoi cette rumeur de tentatives d’enlèvement de ravisseurs circulant en camionnette blanche revient si souvent ?
En effet la rumeur est tenace. Depuis le début des années 2010, il y a comme une cristallisation autour de cette histoire d’enlèvement d’enfants par des inconnus, souvent des étrangers, dans une camionnette blanche [des rumeurs semblables se sont répandus par le passé en Allemagne, en Belgique, dans le Var, le Loiret…, liste Libération].
Mais si ce scénario revient avec insistance ces dernières années, en revanche, les histoires d’enlèvements d’enfants peuplent notre folklore depuis toujours. C’est l’une de nos peurs primales. De violentes émeutes avaient par exemple secoué Paris au 18e siècle avec pour point de départ des rumeurs d’enlèvements massifs d’enfants en vue de les égorger. Il y avait toute une folie narrative, les gens racontant que Louis XV lavait ses pêchés dans le sang de ces enfants enlevés.
Si ces rumeurs n’ont rien de nouveau, est-ce qu’Internet les amplifie aujourd’hui ?
Ce n’est pas tant Internet ici le souci, mais bien plus les supports électroniques de messagerie. Bien souvent, et c’est le cas ces derniers jours en Ile-de-France, ces messages alarmants circulent davantage par SMS et par WhatsApp que par les réseaux sociaux du type Facebook. C’est leur vecteur le plus puissant : vous prêterez plus attention à une mise en garde envoyée par votre ami qu’à à un message similaire posté par un inconnu sur une page Facebook publique.
Plutôt qu’Internet et les réseaux sociaux, mieux vaut donc plutôt parler des supports électroniques. Ils n’inventent rien, ni la panique, ni les foules émeutières. En revanche, ces supports électroniques sont des facilitateurs. Ils amplifient et étendent la rumeur. Ils permettent de traduire en une poignée de seconde ces messages alarmants, de les expédier à de longues chaînes de destinataires… Et puis, il n’y a rien de plus facile aujourd’hui que de prendre une photo d’une camionnette blanche pour donner plus de crédit à son histoire.
Faut-il alors, comme le suggère Gilles Le Gendre, sanctionner financièrement les réseaux sociaux sur lesquels ces rumeurs ont circulé ?
Cela me semble compliqué pour un résultat sans doute mitigé. Car, encore une fois, les rumeurs n’ont pas besoin d’Internet pour circuler. Elles se diffusent bien plus par SMS et WhatsApp. C’est ce qui rend les rumeurs difficiles à mesurer et à combattre.
A mesurer parce que la police, les journalistes, les sociologues comme moi, ne sont pas dans la boucle de messageries. Et à combattre parce que ces rumeurs s’échangent dans la sphère privée. Peut-on attaquer judiciairement une personne pour avoir diffusé une rumeur par texto à un ami ? La question est complexe.
Comment combattre ces rumeurs, alors ?
Les démentis des préfectures de police et de la justice sont nécessaires mais on l’a vu, ils ne suffisent pas. Surtout, ces démentis sont à double tranchant lorsqu’on y a recours trop souvent. C’est tout le problème : plus on dément une rumeur, plus on participe à sa diffusion. En clair, vous allez peut-être convaincre quelques personnes du caractère infondé de la rumeur, mais vous prenez le risque d’alerter ceux qui ne l’avaient pas vu encore.
Il n’y a pas de solution miracle pour dégonfler les rumeurs, mais ça passe forcément par un travail de terrain. Il faut avoir en tête que les informations ne circulent pas de manière chaotique, mais toujours de façon thématique et communautaire. Une information peut être techniquement accessible à tous, elle aura forcément un écho particulier et une forte diffusion dans les groupes communautaires [professionnels, géographiques, groupe d’âges…] les plus concernés.
En parallèle, il y a aussi une circulation des opinions, qui tient cette fois-ci beaucoup plus au statut des gens. A l’intérieur de chaque communauté, certains sont plus écoutés que d’autres. Pour des adolescents, il peut s’agir par exemple des parents, des grands frères mais aussi d’un surveillant scolaire, d’un animateur d’un centre social. Ces référents sont ceux qui peuvent le plus facilement refroidir une rumeur montante. Or, on a beaucoup rogné en France ces dernières années sur ce tissu associatif, notamment dans les zones où les rumeurs de ces derniers jours ont provoqué des rixes. La solution la plus efficace à mes yeux : remettre de la médiation, aller voir les gens, discuter, tenir des réunions publiques. Mais c’est une politique qui se mène sur le long terme.