VIDEO. Grand débat national: En Savoie, les «gilets jaunes» regrettent l'absence de débat sur «le désert médical»
RESTER VISIBLES (5/8)•Cinquième reportage de notre série #ResterVisibles au Pont-de-Beauvoisin (Savoie), où une « gilet jaune » est morte après avoir été renversée par une conductrice pressée d’emmener son fils chez le médecinEmilie Petit
L'essentiel
- Depuis le 17 novembre, le mouvement des « gilets jaunes », spontané, hétérogène, venu des périphéries, interroge et bouscule la société française.
- Pour tenter de comprendre le mouvement des « gilets jaunes », cette inquiétude pour l’avenir, nous revenons, à froid, dans certaines villes de France au cœur d’événements qui ont marqué la contestation.
- Cinquième épisode de notre série #Restervisibles, en Savoie et en Isère, où l’accès aux soins, problématique absente du grand débat national, est au cœur des préoccupations.
«Il fait beau en ce moment, malgré le froid. Sauf ici ». Sandrine Baule regarde au loin. Elle fixe un rond-point. Celui de la zone commerciale La Baronnie, au Pont-de-Beauvoisin, côté Savoie, à l’ouest des gorges de Chailles. Une commune de 2.000 habitants, tristement célèbre depuis l'affaire Maëlys.
Il y a trois mois, cette ambulancière a assisté au premier drame du mouvement des « gilets jaunes ». Chantal Mazet, 63 ans, est morte, le 17 novembre, renversée par une conductrice « paniquée » selon les autorités, car elle devait emmener son enfant chez le médecin.
« Elle a littéralement roulé sur Chantal ! »
Il est 7h45, ce jour-là, lorsqu’une poignée de « gilets jaunes » s’installent autour du rond-point de Jardiland, au Pont-de-Beauvoisin. Ils sont une quarantaine, « cinquante, tout au plus », se souvient Sandrine. Une manifestation non autorisée par la préfecture, certes, mais « nous avions l’accord des gendarmes, qui étaient passés un peu plus tôt nous donner des consignes de sécurité », précise-t-elle. Alors que Sandrine est occupée à rerouter gentiment les automobilistes, elle voit une voiture arriver « à fond la caisse. C’était un gros 4X4 noir. Elle s’est arrêtée à quelques centimètres seulement de Chantal et moi ».
Première manifestation, premier drame. Il est 8h15 lorsque la conductrice, son fils attaché à l’arrière du véhicule, décide de forcer le barrage. Elle renverse une première fois Chantal Mazet. Puis poursuit sa route, sans s’arrêter, pressée d’emmener son jeune garçon chez le médecin. « Elle lui a littéralement roulé dessus !, se souvient Sandrine. Je suis ambulancière. J’ai tout de suite vu qu’elle était gravement blessée. »
La « gilet jaune » décède quelques minutes plus tard. Mise en examen et placée sous contrôle judiciaire, la conductrice, originaire de Pressins, situé à quelques kilomètres du Pont-de-Beauvoisin, est accusée de « violences volontaires avec arme ayant entraîné la mort sans intention de la donner. » « C’est vrai que dans ce coin-là, ce n’est pas toujours facile d’obtenir un rendez-vous chez le médecin. Mais de là à tuer pour ça ? » enrage Sandrine.
Ville ou campagne, même combat
Dans cette partie de la grande région Auvergne-Rhône-Alpes, entre la Savoie et l’ Isère, les médecins généralistes sont trop peu nombreux. Et si, au Pont-de-Beauvoisin, plusieurs rencontres autour du grand débat national ont déjà eu lieu, aucune n’a encore abordé le sujet délicat de l’accès aux soins dans les petites communes. « Il n’y a pas assez de fonds, pas assez de financements… On en revient toujours aux mêmes problèmes ! Mais personne ne parle du désert médical dans ce grand débat », déplore Alan, « gilet jaune » partagé entre la Savoie et l’Isère. Même si Pont-de-Beauvoisin a « la chance » de bénéficier d’un hôpital d’urgence, « pour les premiers soins seulement », précise-t-il.
Aux abords de plus grandes agglomérations, comme Grenoble ou Chambéry, le constat est le même. « Il m’a fallu huit ans pour trouver un généraliste qui accepte de devenir mon médecin référent ! » s’insurge Franck Cocolon. Fonctionnaire depuis 18 ans, cet aide-soignant au centre hospitalier psychiatrique de Grenoble, vit à Echirolles, dans l’agglomération grenobloise. « Blouse blanche », déçu par le plan santé du gouvernement annoncé en septembre, et par l’absence du grand débat national d’un volet consacré au manque de médecins dans certains départements de France, il était dans la rue, le 5 février, avec ses confrères, pour manifester sa colère. « La dérive des déserts médicaux, c’est aussi la mauvaise qualité des soins », martèle Franck.
« Vu le nombre d’habitants dans certaines communes, y a-t-il vraiment besoin d’un médecin ? » »
Si, près de chez lui, les médecins se font moins rares que dans le nord de l’Isère, le nombre de patients explose littéralement. « Il y a trop peu de médecins, notamment généralistes, aux alentours. Tous les professionnels de santé installés à Grenoble sont pris d’assaut ! ». Donc engorgés. Sans compter les départs à la retraite, non remplacés.
Un constat que le président Emmanuel Macron avait évoqué en septembre : « Ces déserts médicaux ne sont pas que dans les campagnes, sur ce sujet, ne nous trompons pas, ils sont bien souvent dans les périphéries proches des grandes villes, dans les quartiers les plus difficiles, dans les zones en effet très rurales. »
Pourtant, selon les derniers chiffres du Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) publiés fin 2018, la Savoie et l’Isère ne sont pas les départements les plus nécrosés de France. « Globalement, la Savoie est plutôt épargnée. Et puis, vu le nombre d’habitants dans certaines communes, y a-t-il vraiment besoin d’un médecin ? », s’interroge Marc Barthez, président du syndicat FMF (Fédération des médecins de France) des médecins de Savoie.
ORL à Chambéry depuis plusieurs années, il s’est également installé au Pont-de-Beauvoisin, où il reconnaît néanmoins que « la situation, là-bas, est un peu plus délicate ». Pour lui, le problème viendrait surtout du nombre de médecins spécialisés installés dans le département. Trop rares, et bien souvent saturés.
Cherche médecin désespérément
En Savoie, d’irréductibles maires tentent, eux, de résister. Chacun à leur manière. En 2017, Valloire, petite station de sports d’hiver de 1.135 habitants, auxquels s’ajoutent environ 17.000 touristes chaque année, a failli perdre son unique centre médical puisque le propriétaire souhaitait s'en séparer. La ville a donc décidé d’investir.
« Nous avons sorti 400.000 euros pour reprendre la structure et la rénover, explique le maire, Jean-Pierre Rougeaux. Nous n’avions pas vraiment le choix, car les accidents de ski, ça peut faire très mal et il faut pouvoir y répondre très vite ! » Depuis, les murs, mais aussi l’équipement appartiennent à la mairie. « Même le stéthoscope est à nous, maintenant ! », s’amuse-t-il.
L’un des trois médecins, désormais retraités, est resté pour former deux jeunes arrivants. Et pour les convaincre de s’installer, Jean-Pierre Rougeaux a décidé de plafonner le loyer du local à 500 euros. Une pratique courante selon l’élu : « certains de mes confrères vont jusqu’à offrir le logement aux jeunes médecins, pour les inciter à venir dans leur commune ». Résultat : Valloire bénéficie, pour l’heure, d’un sursis.
« J’ai été le premier maire de Savoie à supporter la démarche des "gilets jaunes" » »
Dans la vallée, le maire des Molettes, Jean-Claude Nicolle, a, lui, tenté de faire campagne sur les murs de sa ville. En juin 2018, le médecin de sa commune a décidé de prendre sa retraite. Alors, l’élu s’est lancé dans une course effrénée pour lui trouver un remplaçant, à base d’affiches A3 inspirées des westerns, ornée de l’inscription « Wanted médecin ». Sans succès.
En désespoir de cause, il a même proposé d’accueillir un médecin dans son sous-sol qu’il avait accepté de rénover à ses frais. « Ça n’a pas fonctionné, déplore-t-il. Des syndicats de médecins ont trouvé la démarche originale et audacieuse, mais aucun médecin n’est venu. »
Même s’il relativise - le médecin le plus proche ne se trouve « qu’à à peine » 5 kilomètres des Mollettes - l’élu n’en est pas moins révolté « par les gouvernements successifs. » Car Jean-Claude Nicolle est un maire engagé. « J’ai été le premier maire de Savoie à supporter la démarche des "gilets jaunes". Je leur prête même la salle des fêtes des Molettes chaque jeudi pour qu’ils se réunissent. »
La santé, grande absente des débats
Au Pont-de-Beauvoisin, du côté de Chambéry ou près des communes rurales de Grenoble, le nerf de la guerre reste le même qu’ailleurs. Car, s’il faut se faire une raison quant à la baisse inexorable du nombre de médecins sur le territoire, il faut aussi, pour y pallier, pouvoir… se déplacer ! « Globalement, nous rencontrons les mêmes problèmes qu’ailleurs. Sans voiture, on ne peut pas faire grand-chose », constate Julien Terrier, artisan à son compte dans le bâtiment.
« Les gens sont venus avec des solutions, plutôt qu’avec des problèmes »
« Gilet jaune » de la première heure, désormais représentant du mouvement dans l’Isère, ce Grenoblois est mobilisé chaque samedi, depuis le 17 novembre. Peu convaincu par l’utilité du grand débat national, il a tout de même décidé de jouer le jeu, « histoire qu’on ne nous reproche pas de ne pas avoir participé ». Le 10 février, Julien a organisé une « session grand débat » à Grenoble, sans élus. Une expérience qui l’a convaincu de réitérer l’initiative, le 10 mars prochain. « Les gens sont venus avec des solutions, plutôt qu’avec des problèmes. A la différence des AG de "gilets jaunes" où l’on retrouve beaucoup de grands savants réfractaires à tout et n’importe quoi », analyse-t-il.
Découvrez notre série « Rester visibles »
La réforme de la santé portée par la ministre Agnès Buzyn reste la grande absente des axes de réflexion fixés par le président de la République au sein du grand débat national. Tandis que les pétitions n’en finissent plus de garnir les bureaux des élus de la République. Dernière en date : celle d’Aix-les-Bains lancée par deux habitantes, début février, pour alerter la mairie sur le nombre insuffisant de médecins dans la cité thermale.