Grand débat national: A Virsac, la voiture reste au cœur de la mobilisation des «gilets jaunes»
RESTER VISIBLES (4/8)•Quatrième reportage de notre série #ResterVisibles à Virsac (Gironde), où la barrière de péage a été incendiée le 19 novembre pendant une manifestation des « gilets jaunes »Lucie Bras
L'essentiel
- Depuis le 17 novembre, le mouvement des «gilets jaunes», spontané, hétérogène, venu des périphéries, interroge et bouscule la société française.
- Pour tenter de comprendre le mouvement des «gilets jaunes», cette inquiétude pour l’avenir, nous revenons, à froid, dans certaines villes de France au cœur d’événements qui ont marqué la contestation.
- Quatrième épisode de notre série #Restervisibles, en Haute-Gironde, où la mobilité et la dépendance à la voiture sont un problème majeur.
Des lumières rouges et blanches dans la nuit. Sur la rocade de Bordeaux (Gironde), en cette matinée pluvieuse, des files ininterrompues de voitures défilent. 7h30, c’est le début de l’heure de pointe. Pour les milliers d’automobilistes qui l’empruntent au quotidien, c’est le début du cauchemar. Sur la route, notre GPS repousse l’horaire d’arrivée à mesure que le trafic se densifie. 8h30, 8h40, 9h10… On vient de partir, et pourtant on est déjà en retard.
A 30 km au nord de Bordeaux, dans la Haute-Gironde*, s’est dressé un bastion des « gilets jaunes ». Dans cette région rurale et viticole, découpée en dizaines de villages et petites villes, les habitants n’ont bien souvent pas d’autre solution que leur voiture pour se déplacer. La colère des « gilets jaunes », née de la flambée des prix du carburant, a trouvé un fort écho chez les habitants de la région.
« Le mot d’ordre, c’était le gasoil »
Dès le 17 novembre, le péage de Virsac a attiré plusieurs milliers de « gilets jaunes », mais la mobilisation a pris un tournant qui a propulsé la petite commune dans l’actualité nationale. Le 19 novembre, la structure a été incendiée. Des barrières et panneaux ont été descellés, des vitres brisées. « Le péage de Virsac, c’est l’un des plus importants de la région. Venant de Paris, c’est un gros budget, surtout pour les poids lourds », explique Lionel, l’un des premiers « gilets jaunes » mobilisés sur place.
Il fait partie des pionniers. Il était là le 17, mais pas le 19 avec les « casseurs » se défend-il. Trois jeunes hommes attendent leur jugement, rendu ce vendredi, pour avoir commis des dégradations de biens appartenant à la société d’autoroute Vinci. La vingtaine, un pied dans la vie active, ils ont vu un événement national se dérouler à la porte de chez eux. Arrivés sur les lieux avec de l’essence de moteur, ils prétendent s’être laissés entraîner par l’euphorie du moment.
Lionel, lui, se contentait de faire passer gratuitement les automobilistes, assure-t-il. « On était les premiers à se faire gazer ». Les CRS, la solidarité, les manifestations… Il se plaît à raconter cette lutte. Cet entrepreneur de 46 ans roule 65.000 kilomètres par an dans son Scénic. « Le mot d’ordre, c’était le gasoil. A l’époque, on était à 1,49 euro, c’est quand même hallucinant. Les deux pleins par semaine, le prix du péage, j’ose même pas faire le calcul. »
De jeunes ménages repoussés vers la deuxième couronne
Essence, péages, entretien… La voiture cristallise la frustration. Ce ras-le-bol transpire dans les cahiers de doléances de la ville de Saint-André-de-Cubzac, à 5 km de Virsac. Un couple de retraités réclame l'« arrêt des contraintes liées au déplacement des véhicules (80 km/h, péages, radars) » et la « baisse des taxes carburants ». Un habitant demande une aide à la mobilité « pour les personnes qui habitent loin de leur lieu de travail ». « Non au nouveau contrôle technique. Tout le monde n’a pas les moyens d’acheter des voitures récentes », peste un Cubzaguais. « Il faut régler le problème des embouteillages périurbains », tempête un autre.
Pour Célia Monseigne, maire de Saint-André-de-Cubzac, ville de 11.000 habitants, « on observe un phénomène de migrations. Plus de 70 % de nouveaux arrivants viennent de la métropole. Ils ont quitté Bordeaux pour accéder à la propriété dans le nord du département. Ils travaillent à Bordeaux mais le foncier est devenu tellement cher qu’ils sont obligés de migrer vers la deuxième couronne pour avoir une maison avec jardin. Souvent, ce sont de jeunes ménages avec de jeunes enfants, des ouvriers, des employés. »
Nouveaux arrivants ou habitants établis depuis longtemps, les locaux ont tous une anecdote sur leur galère dans les transports. Il y a Marie-Caroline, qui vit sur l’A10, « la route des bouchons » et qui prévient ses interlocuteurs qu’elle ne sera « jamais à l’heure ». Il y a le mari de Maryline, qui travaille à Bordeaux et qui part 45 minutes plus tôt qu’il y a 10 ans pour arriver à la même heure au travail. Il y a Laure, qui prend un thermos et des gâteaux pour prendre son petit-déjeuner dans sa voiture. Il y a ces garderies qui sont obligées de repousser leurs heures de fermeture pour attendre le retour de parents bloqués sur la route. « Je ne peux pas me passer de ma voiture », résume Patrick.
Une ville faite pour les voitures
En parcourant (en voiture !) ces longues nationales entourées de part et d’autre de vignes à perte de vue, on croise peu d’abribus ou de voies de vélo. Pas étonnant : on ne compte qu’une seule piste cyclable pour toute la Haute-Gironde. Sur ces routes sans trottoir, on prend son véhicule même pour aller au café. A Saint-André-de-Cubzac, il y a une gare mais un train toutes les trois heures. « Le territoire a été aménagé en fonction de la voiture, explique Célia Monseigne. On pensait que ce serait un outil d’émancipation qui permettrait d’aller loin. Mais pas du tout : le coût de l’entretien d’une voiture en fin de vie, à l’année, c’est 3.000 à 4.000 euros. On voit apparaître de plus en plus de garages clandestins. »
Philippe**, est l’un de ces garagistes « pirates ». Il répare des voitures dans son jardin, en échange de menus services ou d’une « pièce ». « Sur la voiture d’un voisin, j’ai changé le triangle de suspension – elle avait des ratés au niveau du moteur. Ça lui a fait 500 euros d’économies. Ça arrange tout le monde. »
Dans ce territoire morcelé, la voiture est d’autant plus indispensable que les alternatives ne sont pas adaptées au besoin. A Saint-André, Andy se hâte de passer son permis. Il vient de finir sa 23e heure de conduite à l’auto-école Zuccolotto. Anorak orange et bonnet vissé sur la tête, il espère avoir son sésame rapidement. Avec sa femme et leurs trois enfants, le jeune homme de 30 ans vient de déménager de région parisienne après une mutation professionnelle. Côté transports, il ne s’attendait pas à ça. « On est passé du RER toutes les 3-5 minutes à un train toutes les trois heures », déplore Andy.
Il se rend au travail à pied et en train, mais les horaires ne correspondent pas toujours à ceux de son entreprise. « C’est long, sourit-il. On est excentrés par rapport aux grandes villes. L’obtention du permis, ici, c’est obligatoire », confirme Sébastien Zuccolotto, gérant de l’auto-école. Pour Andy, le temps presse : une autre urgence s’est invitée à l’agenda familial. « Ma femme va accoucher au moins d’avril à l’hôpital à Bordeaux, donc je dois être là, je n’ai pas le choix. Il faut que j’aie mon permis le plus rapidement possible », explique-t-il.
Une éclaircie sur l’autoroute des bouchons
Certaines entreprises ont bien compris cet enjeu de mobilité. A Pugnac, l’entreprise viticole Vitigironde utilise pour ses employés en insertion un dispositif de prêt de scooters, fournis par la mission locale. Perte de permis, difficultés financières ou panne de voiture… L’entreprise peut ainsi embaucher des salariés touchés par des problèmes de transport. « Ça leur sert pour le travail et ça leur permet de se déplacer le week-end. Ça les rend fiers. Ils peuvent aller au cinéma, faire leurs propres courses… », liste Hélène Faurie, gérante de Vitigironde.
Malgré les solutions mises en place, la région ne parvient pas à absorber l’explosion du trafic, déplore Célia Monseigne, l’édile de Saint-André. « Des efforts considérables sont faits mais ce n’est pas à la hauteur. On essaie d’avoir des voies dédiées aux transports en commun mais on bute sur la question du financement. Chaque fois qu’ils rajoutent un train de 200 passagers, 400 pourraient l’utiliser. »
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Une éclaircie se dessine pourtant dans l’avenir des Girondins. La région prévoit en 2028 l’arrivée d’un RER métropolitain pour créer un transport en commun de masse sans passer par le centre de Bordeaux. En attendant cette échéance, les « gilets jaunes » continuent de manifester pour la « fin du mois ». La région bordelaise reste l’une des dernières places fortes de la mobilisation en France, avec 4.000 personnes dans les rues lors du douzième samedi de manifestations le 3 février. Pour combien de temps encore ? Malgré les mesures du gouvernement, Lionel promet de continuer. «C’est de l’enfumage, commente le «gilet jaune» dans un demi-sourire. Dès le début, je me suis dit "ce mouvement va durer". Maintenant je peux vous l’assurer : dans trois ou quatre mois, on est encore là. »
*La structure administrative qui regroupe les communautés de communes des cantons de Blaye, de Bourg, de Saint-Savin, du Cubzaguais et de l’Estuaire.
**Le prénom a été modifié