RESTER VISIBLE (2/8)Retour à Rouen, où la presse a été agressée par des «gilets jaunes»

Grand débat national: A Rouen, l'agression de journalistes, symbole de la défiance des «gilets jaunes» envers les médias

RESTER VISIBLE (2/8)Deuxième reportage à Rouen, où les images de l'agression des journalistes par des « gilets jaunes » a mis en lumière la défiance du mouvement à l'égard des médias...
Aymeric Le Gall

Aymeric Le Gall

L'essentiel

  • Depuis le 17 novembre, le mouvement des « gilets jaunes », spontané, hétérogène, venu des périphéries, interroge et bouscule la société française.
  • Pour tenter de comprendre le mouvement des « gilets jaunes », cette inquiétude pour l’avenir, nous revenons, à froid, dans certaines villes de France au cœur d’événements qui ont marqué la contestation.
  • Deuxième épisode de notre série #Restervisibles, à Rouen, où a eu lieu l’agression d’une équipe de journalistes de LCI et de leurs agents de sécurité.

Malgré le froid glacial qui saisit la Seine-Maritime en cette fin janvier, les tables sont de sortie sur les terrasses des troquets aux abords de la place de l’Hôtel de ville de Rouen. Parce qu’on est mercredi. « Les week-ends de manif, on ne le fait plus, se désole la gérante d’un petit établissement. On reste quand même ouvert mais on est très prudent, car les derniers samedis, le centre-ville était dans un état de guerre civile. » C’est là, à quelques centaines de mètres de son bistrot, qu’ une équipe de journalistes de LCI et leurs agents de sécurité se sont fait agresser par une dizaine de personnes samedi 12 janvier. Ici comme ailleurs, la vidéo publiée quelques heures après les faits a choqué la population.

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« C’est triste à dire, mais aujourd’hui ce n’est pas prudent pour des journalistes de venir sur le terrain », poursuit la patronne derrière son zinc. « A la limite on peut dire que ce qu’ils font est mauvais, mais qu’on les laisse bosser ! », s’agace de son côté un habitant du quartier. Pour Fred, cariste de 42 ans et « gilet jaune » de la première heure présent sur le rond-point des Vaches (dans la commune voisine de Saint-Etienne-du-Rouvray), cette attaque « c’est du grand n’importe quoi. Les journalistes de terrain, ça fait deux mois qu’on les côtoie, qu’on parle avec eux, ils font leur boulot, rien de plus. »

Un fossé s’est creusé

Depuis deux mois que le mouvement est né, les journalistes font désormais partie des cibles de certains « gilets jaunes ». Insultes, menaces et parfois, comme ici à Rouen mais aussi à Toulouse ou à Pau, agressions physiques. Assis à la table d’un café du centre-ville, François Boulo, le porte-parole des « gilets jaunes » de Rouen, condamne fermement l’agression de l’équipe de LCI, mais il s’attache aussi à élargir le débat. « Maintenant, la question c’est pourquoi ces violences contre les journalistes ? Parce qu’il y a un lien de confiance qui s’est brisé entre les médias et une grande partie de la population. Ils ont une façon de retranscrire la réalité qui n’est pas en lien avec ce que vivent les gens au quotidien. »

Notre dossier sur les «gilets jaunes»

Julien Garrel, 23 ans, l’un des journalistes pigistes de LCI agressé à Rouen, tente de nous résumer les principaux points de crispation qu’il a constatés en couvrant régulièrement le mouvement. « Les chiffres des manifestations sont un gros point de tension et de frustration à tel point que pendant mes directs, j’évite de donner un chiffre ou alors je donne une fourchette hyper large. La deuxième critique concerne les éditorialistes des chaînes infos. Il y a une grosse incompréhension sur leur rôle dans les médias et nous, sur le terrain, on se prend tous les reproches qui leur sont adressés. Enfin, le traitement des violences policières. »

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« Si c’est pour écrire des conneries, c’est pas la peine »

C’est ce dernier point qui a poussé Gabin Formont, 28 ans, à créer la page Facebook « Vécu, le média des gilets jaunes », qu’il définit lui-même comme « un média citoyen, engagé et bienveillant ». C’est l’une des tendances nouvelles que ce mouvement a fait émerger en France : face à une presse qu’ils accusent de désinformer les masses, certains ont décidé de lancer leur propre canal d’information sur Facebook. Outre « Vécu », on recense aussi « France Actus » ou encore « Born to be jaune ». Leur point commun ? Celui de ne pas être issu du monde des médias, de soutenir le mouvement de contestation des « gilets jaunes » (sans pour autant s’en déclarer issu) et de vouloir montrer leur vérité, celle qu’ils estiment cachée par les grands médias traditionnels.

Notre dossier sur le grand débat national

Parmi les séquences qu’ils citent le plus souvent, celle où une journaliste de France 3 a vu son duplex coupé alors qu’elle commençait à évoquer la répression policière contre les manifestants. « Ils ont parlé d’un problème technique, mouais… Mais à la limite, que France 3 ait volontairement ou non coupé la journaliste, on s’en fout. Ce qui compte c’est le ressenti des gens derrière leur télé quand ils voient ça. Ils se disent, “les médias c’est de la merde” », résume Ben, créateur de la page Facebook « Born to be jaune ».

La presse d'un côté, les gilets jaunes de l'autre.
La presse d'un côté, les gilets jaunes de l'autre.  - Olivier MORIN / AFP

Immersion chez Vécu

Pour voir de plus près à quoi ressemblent ces nouveaux médias alternatifs, on a proposé à Gabin Formont de le suivre lors d’une soirée où il anime ses lives sur Facebook. « Si t’es réglo, je suis d’accord, mais si c’est pour écrire des conneries, c’est pas la peine », lâche-t-il, cash, lors de la première prise de contact par téléphone, confirmant le peu de confiance qu’il accorde globalement aux journalistes. C’est chez son frère, dans un immeuble anonyme de Fontenay-sous-Bois, que le jeune homme nous accueille. C’est de là, sur la table de la cuisine, que Gabin va s’adresser à quelques-uns des 49.000 abonnés qui le suivent quotidiennement sur Facebook depuis le lancement de sa page le 16 décembre dernier.

Equipée d’un simple téléphone portable et d’un stabilisateur que vient tout juste de lui offrir l’un de ses abonnés Facebook, la nouvelle voix des « gilets jaunes » lance sa soirée. Entre deux réponses aux nombreux messages laissés sur son téléphone (« j’en reçois des centaines chaque jour, c’est dingue ! »), le jeune homme prépare son premier live du soir avec Yann, un serveur toulousain qui a perdu onze dents à la suite d’un coup de matraque reçu quelques jours plus tôt par un CRS en marge des manifs dans la Ville rose. Ainsi, pendant près d’une demi-heure, devant des milliers de spectateurs sur Facebook, Gabin laisse libre antenne au blessé. Il le rassure (« je vois que t’es stressé mais fais comme si on discutait que tous les deux »), le plaint (« ah ouais ils ne t’ont pas raté, mon pauvre »), et lui propose de l’aide sans oublier de partager le lien vers sa cagnotte en ligne. « On médiatise les blessés, on les soutient dans leur malheur, on est là pour écouter leur histoire et, surtout, on ne coupe pas leurs messages ».

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Images sans filtre et chasse aux fake news

Cette manière de concevoir l’info, sans montage, brute, se ressent aussi dans les lives des manifestations des « gilets jaunes » qu’ils relayent sur leurs pages Facebook. Pour eux, cette conception de l’info est seule garante pour raconter la vérité du terrain. D’où le succès de Rémy Buisine et de Brut, qui cartonnent auprès des « gilets jaunes ». « Les médias coupent les images, les déclas, ils gardent la phrase qui les intéresse, celle qui va buzzer et le reste on s’en fout. On n’est pas dans l’humain, on est dans le sensationnalisme. Elle est là la grosse différence entre eux et nous », théorise le créateur de Vécu. A en juger par les audiences de ses lives (entre 30.000 et 200.000 vues par vidéo), ça fonctionne. « Ces nouveaux médias interpellent et captent de nouveaux publics parce qu’ils sont vrais, sans filtre. Ils sont la voix des sans voix », applaudit Christian, fidèle suiveur de Vécu.

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En plus d’avoir mis la loupe sur le sujet des violences policières, ces médias émergents se sont aussi attachés à détricoter les fake news qui ont parfois pollué le mouvement. Gabin et son équipe (Vécu compte aujourd’hui huit membres) ont ainsi réussi à rétablir la vérité concernant la fausse rumeur du décès d’une « gilet jaune » belge à Paris lors du premier week-end de janvier. De son côté, la bande de France Actus en a fait de même quand les réseaux sociaux se sont enflammés au sujet de prétendus tirs de grenades lacrymogènes par des hélicoptères de la police à Toulouse. Voilà comment ces médias citoyens émergents ont gagné en crédibilité auprès de ceux qui les accusaient d’être des relais de fausses informations.

L’ambition de perdurer

Si beaucoup de thématiques sont abordées, pas la moindre trace en revanche du grand débat national impulsé par le gouvernement et le président de la République. « Ça ne parle pas du tout aux gilets jaunes, affirme le porte-parole des "gilets jaunes" de Rouen. C’est de l’enfumage, une stratégie de communication pour essayer d’anesthésier l’opinion publique et gagner du temps ». Pour Fred, la cariste du rond-point des Vaches, « tout ça c’est du blabla, Macron est déjà en campagne pour les Européennes et il ne changera pas de cap. » Si on ne sait pas encore où et quand finira ce mouvement (si tant est qu’il se termine vraiment un jour), les nouveaux explorateurs de l’information nourrissent déjà une grande ambition : perdurer dans le temps.

« On a un rêve avec "Born to be jaune", avoue Ben. Faire des reportages plus poussés et continuer à faire vivre notre page au-delà du mouvement des “gilets jaunes”. » « Mais à Vécu, on ne pourra pas continuer sans financement, prévient Gabin Formont. C’est en ce sens qu’on a lancé un appel aux dons. L’idée est de faire de Vécu le média des citoyens, tout en restant à 100 % gratuit évidemment, et d’élargir notre champ d’action à d’autres domaines que les gilets jaunes. Il est temps de remettre le peuple au centre de l’échiquier, alors c’est ce qu’on va faire. »