Grand débat national: A Mantes-la-Jolie, jeunes et «gilets jaunes» ne se rejoignent toujours pas
RESTER VISIBLES 1/8•Premier reportage à Mantes-la-Jolie (Yvelines), où l’arrestation filmée de lycéens début décembre est devenue symbole des violences policières...Alexis Orsini et Oihana Gabriel
L'essentiel
- Depuis le 17 novembre, le mouvement des gilets jaunes, spontané, hétérogène, venu des périphéries, interroge et bouscule la société française.
- Pour tenter de comprendre le mouvement des «gilets jaunes», cette inquiétude pour l’avenir, nous revenons, à froid, dans certaines villes de France au cœur d’événements qui ont marqué la contestation.
- Premier épisode de notre série #Restervisibles, à Mantes-la-Jolie, où l’arrestation musclée et filmée de lycéens début décembre est devenue symbole des violences policières, critiquées par les «gilets jaunes».
Ce matin frisquet de janvier, à Mantes-la-Jolie (Yvelines), le parking est désert, si ce n’est quelques femmes qui apportent des sacs aux Restos du cœur. Un grillage, tout de même, bloque l’entrée du terrain en friche, décor d’une vidéo qui a choqué la France entière début décembre.
Après plusieurs jours d’affrontements entre forces de l’ordre et lycéens, parfois renforcés par des casseurs venus d’ailleurs, 151 jeunes ont été interpellés et immobilisés dans une posture qu’on associe généralement à des pays en dictature : mains sur la tête, genoux à terre, certains rivés contre un mur. Ce mercredi, emmitouflé dans sa parka, le dos collé à la vitre d’un abribus, Ryan, 19 ans, agenouillé comme d’autres ce jour-là, rembobine la scène pour donner sa version de l’interpellation musclée.
« C’était traumatisant pour beaucoup »
« J’étais choqué d’attendre pendant des heures sur les cailloux et dans l’eau. C’est normal que des personnes soient arrêtées car des voitures ont été brûlées, mais être mis dans cette position humiliante, c’est abusé. Plein de mères cherchaient leur enfant avec inquiétude, mais les CRS leur disaient de dégager, comme aux profs présents. Des filles pleuraient et certaines se sont pissées dessus, c’était traumatisant pour beaucoup. »
Le frère de Camilia aussi a passé la nuit du 6 décembre en garde à vue. « On a trouvé ça injuste, on en a parlé à la maison, il y a eu des dégradations et des casseurs mais il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac », regrette l’élève de terminale au lycée Saint-Exupéry. Un mois après, le parquet de Versailles a fait les comptes : trois mineurs ont été placés sous contrôle judiciaire, un majeur a été condamné à un an de prison dont six mois ferme et une écrasante majorité s’en sort avec un simple rappel à la loi, à l’image de Ryan.
Si la police a vu large ce jour-là, elle ne remet pas en cause la méthode. « A partir du moment où les jeunes s’attroupent au niveau du lycée, il y a un risque, assure Cyril Thiboust, secrétaire départemental du syndicat de policiers SGP 78. Les collègues voulaient éviter que les cocktails molotov de la veille ne se reproduisent. Ils sont loin d’être confrontés tous les jours à autant de personnes d’un coup, ce qu’ils ont fait est l’une des techniques retenues pour figer la situation. »
Une vidéo qui renforce les préjugés
Mais ce qui a surtout choqué, à Mantes comme ailleurs, c’est que cette scène ait été filmée et qu’on y entende un commentaire ironique : « Voilà une classe qui se tient sage ». Une humiliation scandaleuse pour les lycéens. Ceux rencontrés un mois et demi plus tard sont tous unanimes : la vidéo, sortie de son contexte, n’est pas représentative de la réalité de la ville. Certes, les tensions avec les policiers existent, surtout au Val Fourré, une zone urbaine sensible (ZUS), mais elles ne sont pas quotidiennes. « Cela fait longtemps qu’il y a moins de tensions entre jeunes et policiers, assure Raphaël Cognet, le maire (LR) de Mantes. Ce qui fait du tort à la ville, à la police et aux jeunes, c’est la diffusion de ces images. »
En centre-ville, dans un bar, un Mantais installé depuis 36 ans confirme les dégâts d’une telle vidéo : « Mantes est mal vue depuis des décennies, les élus font comme ils peuvent pour arranger l’image et ça marche ! C’est dommage qu’avec cette vidéo les préjugés négatifs sur notre ville soient renforcés… »
Hommage sans convergence entre lycéens et gilets jaunes
Sur place, on ne renie pas une certaine satisfaction de voir cette scénographie reprise par de nombreux « gilets jaunes » partout en France. Lanceur de balle de défense, gaz lacrymo, grenades de désencerclement, l’arsenal policier a surpris beaucoup de manifestants depuis deux mois. Tout comme leurs méthodes musclées. « Dans les médias, je suis apparu à genoux les mains derrière la tête pour leur rendre hommage, car je ne cautionne pas du tout la manière dont ils ont été arrêtés et cette "position d’exécution", encore moins le fait de les humilier », explique Arnaud Couty, un « gilet jaune » qui continue à tenir le barrage d’Epône près de Mantes.
« Gilets jaunes » et lycéens, deux mondes qui se soutiennent, mais qui ne se rejoignent pas forcément. Si l’inquiétude pour l’avenir se retrouve dans ces deux contestations, la convergence des luttes, crainte par certains, espérée par d’autres, n’a pas eu lieu, du moins pour l’instant. Nulle trace de Parcoursup sur les pancartes des « gilets jaunes » et les lycéens ne campent pas sur les ronds-points occupés. « Je n’ai pas entendu les lycéens demander une baisse du prix de l’essence ! », sourit le maire de Mantes. On a d’un côté des étudiants qui espéraient un emploi, et qui sont retournés en cours après quelques semaines tendues, de l’autre des travailleurs et retraités qui craignent le déclassement et dont la mobilisation dure.
« Cela risque de nous pénaliser pour trouver une fac »
Devant les grilles du lycée Jean-Rostand, ce mercredi midi à la sortie des cours, plusieurs lycéennes partagent leurs propres inquiétudes. « Il y a clairement un impact sur la ville, maintenant quand on tape "lycée Jean Rostand" sur Internet, on tombe direct sur la vidéo de l’interpellation », s’émeut Clémence. « Cela risque de nous pénaliser pour trouver une fac », abonde Aurélie, en terminale. Et bien sûr, un boulot derrière pour cette ville où un jeune sur quatre se retrouve au chômage.
Ce jour-là justement, un forum pour l’emploi se tient sur l’île Aumône. « Vous avez vu comme ils ont fait un effort pour bien s’habiller ? », se félicite Azmy Ahriz, directeur de la mission locale du Mantois qui se trouve au Val Fourré. « La jeunesse a su se former, certains sont diplômés de Sciences-Po, le Val Fourré a beaucoup changé avec un marché trois fois par semaine, un hôpital, une patinoire, une vie culturelle. » Un effort confirmé par le maire : « Certains ont l’impression que l’État ne fait rien pour eux. Ici, l’État a fait beaucoup : le Val Fourré a été rénové pour moitié. »
« Relégation sociale et géographique »
Une rénovation qui prend visiblement trop de temps pour certains. L’émergence des « gilets jaunes » a mis en lumière une périphérie française qui se sent oubliée, méprisée, éloignée du pouvoir. Exactement le sort de Mantes-la-Jolie. « Habituellement, les mouvements lycéens partent des établissements parisiens avec des élèves syndiqués, politisés, assure François Hebert, professeur d’Histoire-Géographie au lycée Saint-Exupéry et représentant syndical SNES-FSU. Là on a vu des lycées de périphérie entraîner la mobilisation. C’était et ça reste significatif d’un malaise qui existe. La relégation sociale, c’est aussi une relégation géographique. Le parallèle ne s’arrête donc pas à cet hommage et cette image reprise. Il y a aussi la volonté d’être visible, y compris en bloquant un lycée. »
Une méthode directement inspirée des «gilets jaunes». Quitte à avoir recours à la violence. « Les lycéens ont vécu ce mouvement des "gilets jaunes" comme une autorisation à manifester, analyse Philippe Maillart, proviseur du lycée Jean Rostand. Dans la réaction des élèves après les événements, on pourrait faire un copier-coller avec les commentaires des "gilets jaunes", qui regrettent les débordements, les feux de poubelle, la chasse aux policiers…. »
« Le lien entre les "gilets jaunes" et la jeunesse de Mantes, c’est la colère, renchérit Khaled, 26 ans, agent de prévention à Mantes-la-Jolie, qui surveille la sortie des lycéens devant Saint-Exupéry. Ici, dans les quartiers, au fond, ce que les "gilets jaunes" revendiquent, on le clame depuis des années : la vie chère, la précarité, la situation qui ne change pas… Eux, ils ne se réveillent que maintenant. » Un constat ironique partagé par Mouhamadou Ba, 40 ans, coordinateur de l’association Les jeunes du Frag, créée en 2014 contre les violences policières : « Les "gilets jaunes" découvrent aujourd’hui les insultes, les tirs de la police, mais nous on vit ça depuis les années 1990. »
Un grand débat qui ne convainc pas
Pour entendre et calmer cette colère des "gilets jaunes", le gouvernement a lancé mardi un grand débat national. Quatre grand thèmes, une trentaine de questions, dans sa lettre, Emmanuel Macron ne cite ni la jeunesse, ni les banlieues. La plupart des jeunes Mantais que nous avons rencontrés ne se sentent pas tellement concernés. Et si le maire se voit comme un facilitateur du débat, il n’entend pas l’organiser. « J’ai mis à disposition trois urnes et reçu 150 doléances, nous explique Raphaël Cognet. Dans les contributions, il y a des choses qui reviennent : la réforme de l’ISF, les privilèges des élus… et plus de pouvoirs aux maires. »
« Ce qui relie "gilets jaunes" et lycéens qui manifestaient, c’est que les réformes, d’un côté la hausse des taxes, de l’autre les changements éducatifs avec Parcoursup ont été imposés sans concertation et sans communication », analyse Johnson, un Mantais de 22 ans. Un déficit de consultation que le pouvoir entend désormais corriger.