VIDEO. Les sites de rencontres sont-ils propices au racisme?
DISCRIMINATION•De plus en plus de voix s'élèvent contre des commentaires ou des critères racistes sur les applications de rencontres en ligne. Sans que les choses n'avancent beaucoup...Jean-Loup Delmas
«Je ne veux pas d’une Asiatique, désolé », répond-on souvent à Lucie, jeune femme d’origine vietnamienne, sur Tinder. Une attitude qu’on pourrait aisément qualifier de raciste dans la vraie vie, mais qui semble passer tout naturellement sur les applications de rencontres. D'après une étude de l'Ifop publiée ce mardi, les Parisiennes expriment leur refus de s’unir avec des hommes originaires d’Afrique sub-saharienne (62 %) ou du Maghreb/Moyen-Orient (57%).
Ce phénomène n’est pas nouveau et a déjà été mis en lumière par The Independent dans une longue enquête sur le sujet, recensant le racisme banalisé sur ces applications. Le compte Twitter Grindr Racism, aujourd’hui inactif, a également pendant longtemps relayé les propos racistes sur cette application de rencontres LGBT. En voici quelques-unes pour se faire une idée :
Préférence raciale ou sexuelle ?
Mais comment expliquer une telle impunité concernant des propos discriminants ? Fred Pailler, sociologue travaillant sur les usages sexuels d’Internet et des technologies numériques, explique l’excuse avancée par de nombreux utilisateurs : « Ils se défendent en invoquant leur goût sexuel et des préférences. Ils s’appuient sur une limite complexe et floue de ce que seraient le désir sexuel et la séduction. » Des justifications qui ne parviennent pas à convaincre Lucie : « On pourra me dire ce qu’on veut, exclure une catégorie de personne en raison de sa couleur, c’est du racisme. »
Et son cas est loin d’être isolé. En 2011, une étude australienne montrait que 64 % des hommes blancs gays et bisexuels interrogés considéraient qu’il est acceptable d’indiquer des préférences raciales sur des sites de rencontres. Ce que beaucoup de plateformes ne se privent pas d’autoriser.
Trois ans plus tard, Christian Rudder, cofondateur l’un des plus gros sites de rencontres au monde, OkCupid, publie un essai Dataclysm : Who We Are, regroupant comme son nom l’indique les données datas de ce site. Sur son application, les hommes peuvent noter leurs matchs potentiels entre une et cinq étoiles. Et les chiffres ne mentent pas : les femmes noires sont jugées 19 % moins attirantes que la moyenne, tandis que les femmes blanches sont jugées 7,5 % plus attirantes.
On vous voit venir avec les « c’est normal, chaque groupe ethnique privilégie son propre groupe, halala ces bobos de journalistes je vous jure ». Sauf que non : les hommes noirs jugent ainsi sur OkCupid les femmes noires moins attirantes que la moyenne des femmes. Une notation qui se retrouve assez peu dans les faits, comme l’expliquait Christian Rudder : « Au Royaume-Uni, les personnes noires qui utilisent OkCupid ont un taux de réponse d’à peine 1,1 % plus faible que celui des utilisateurs blancs. » Donc finalement un jugement discriminant qui ne se répertorie pas forcément en dehors de l’application. D’ailleurs 84 % des utilisateurs de celle-ci indiquent qu’ils ne pourraient pas sortir avec une personne ayant tenu des propos xénophobes.
On en revient donc toujours à une dissonance cognitive de l’espace. Comment l’expliquer ? « Comme sur les autres plateformes sociales, les gens se lâchent parfois plus sur les sites de rencontres qu’en dehors d’Internet en profitant de l’absence de présence physique et d’un relatif anonymat », lâche laconiquement Fred Pailler.
Mélissa, femme métisse de 30 ans, a aussi sa petite idée sur la question : « Les applis de rencontres, c’est la foire à la beauferie. On sélectionne notre crush, on trie les gens, c’est totalement décomplexé dans le jugement. On a un comportement mille fois plus discriminant que dans la vraie vie, où cette attitude nous choquerait nous-même. Une femme sur Tinder ne juge pas dans le vrai monde que les hommes sont des produits consommables et jetables, elle les considère comme des êtres humains… mais pas sur Tinder. Pour le racisme, c’est pareil. »
Surtout qu’au fond, c’est un peu l’essence même de ses applications : sélectionner selon des critères arbitraires, et fatalement excluants. Fred Pailler toujours : « Cela peut être l’orientation sexuelle, l’âge, le métier, la catégorie socioprofessionnelle, ou, donc, des catégories ethniques ou raciales. Permettre une présélection est un exercice par nature discriminant, et c’est pour ça que les gens y vont. »
Même si certaines applications jouent les bonnes élèves : « Toutes ne permettent pas des critères de sélection ethnique. On voit notamment que chez Meetic, le seul critère utilisé pour structurer techniquement leur base de données est l’orientation sexuelle. Par contre, l’usage des photos peut toujours servir à discriminer des abonné.es. »
Vénération et objet de cul(te)
Niveau discrimination, Mélissa en a vu de toutes sortes. « Le racisme classique, où on me dit qu’au vu de ma couleur, je n’intéresse pas la personne », mais aussi un autre plus insidieux : la sursexualisation ethnique. Elle cite pêle-mêle les commentaires dithyrambiques et graveleux sur son supposé « exotisme/sauvagerie naturelle/côté naturellement animal ».
Un fétichisme sexuel et ethnique qui n’est pas propre aux applications de rencontres. « C’est notamment en corrélation avec la pornographie. On voit qu’en France, l’une des recherches les plus fréquentes sur les sites pornos est le mot "beurette" », détaille Fred Pailler.
Les plateformes essaient timidement de s’améliorer. Grindr notamment propose depuis quelques mois un programme KINDR censé éduquer ses usagers aux questions de discrimination raciale. Des utilisateurs de toute plateforme demandent aux autres de ne pas afficher clairement leur préférence ethnique sur leur profil et leur propos, et de laisser l’outil de sélection s’en charger, histoire de ne pas le subir. Pas de quoi faire s’extasier les concerné(e)s. « Fermer les yeux sur un problème, ça ne le fait pas disparaître », tranche Lucie. En attendant son date du soir.