«Gilets jaunes» à La Réunion: «On sent un très fort ressentiment des Réunionnais à l’égard des politiques»
INTERVIEW•La jeunesse de la population, le chômage, le manque de structure politique forte expliqueraient pourquoi le mouvement des « gilets jaunes » a dérivé vers celui des « gilets noirs » à La réunion, selon le politologue Damien Deschamps…Julie Bossart
L'essentiel
- En recul en métropole, le mouvement « des gilets jaunes » continuait à paralyser mercredi l’île de la Réunion.
- Il s’accompagne, malgré l’instauration d’un couvre-feu nocturne, d’une flambée de « violences urbaines » comme elle n’en avait plus connu depuis près de trente ans.
- 20 Minutes a interrogé Damien Deschamps, maître de conférences en sciences politiques à l’université de La Réunion sur les spécificités de ce conflit.
En recul en métropole, le mouvement « des gilets jaunes » continuait à paralyser mercredi l’île de la Réunion où il s’accompagne, malgré l’instauration d’un couvre-feu nocturne, d’une flambée de « violences urbaines » comme elle n’en avait plus connu depuis près de trente ans. Le patron du GIPN local a été très grièvement blessé. Le bilan s’élève à 30 blessés parmi les forces de l’ordre et au total, 109 personnes ont été interpellées depuis le début du conflit, il y a cinq jours.
Un conflit dont il faut chercher les origines dans les spécificités sociales et politiques du département le plus peuplé d’outre-mer (865 826 habitants recensés en 2018), avance Damien Deschamps, maître de conférences en sciences politiques à l’université de La Réunion.
Le mouvement des « gilets jaunes » n’a pas épargné l’Outre-mer, mais il s’inscrit à La Réunion dans la durée, et la violence. Comment expliquer ce décalage avec les autres territoires ultramarins, où la contestation n’a, elle, pas dégénéré ?
Tout d’abord, La Réunion n’est pas le seul territoire ultramarin secoué par des crises sociales majeures. Il ne faut pas oublier que, début 2017, la Guyane a été paralysée pendant un mois. Plus récemment, en début d’année, il y a eu une grève générale à Mayotte. Pour en revenir aux « gilets jaunes », et au fait que le mouvement prenne plus d’ampleur à La Réunion, l’une des explications est que les dynamiques sociales ne sont pas les mêmes d’un département ultramarin à l’autre. Notamment au point de vue de la démographie. Aux Antilles, où la contestation a été plus timide, la population connaît un vieillissement accéléré alors que, à La Réunion, elle termine sa transition. La pyramide des âges a une base large, un sommet étroit avec, entre les deux, un gros ventre non actif. La société est encore très jeune [en 2015, les 15-29 ans représentaient 20,6 % de la population, d’après l'Insee] et donc beaucoup plus dynamique sur le plan de la mobilisation politique. De plus, cette jeunesse est particulièrement touchée par le chômage [à hauteur de 43 %, contre 23 % pour l’ensemble de la population, selon les chiffres 2017 de l'Insee].
D’après les témoignages que nous avons recueillis, les violences sont, entre autres, le fait de jeunes, appelés les « gilets noirs », qui prennent pour cible, notamment, « les politiques », « les riches ». La jeunesse réunionnaise a-t-elle jamais eu confiance en la classe politique ?
Le problème, à La Réunion, c’est qu’il n’y a actuellement plus d’appareil politique en mesure de jouer un rôle structurant dans le militantisme et la prise en charge de la protestation. Le Parti communiste réunionnais a joué ce rôle jusqu’au milieu des années 2000 avant de régresser, pour, aujourd’hui, avoir presque complètement disparu. Le PS s’est complètement effondré et LREM n’existe pas, pour ainsi dire. Il se résume à un embryon d’organisation qui n’arrive pas à se structurer [le référent local du parti présidentiel a claqué la porte récemment], ni à constituer sa base. Ce qui n’est pas étonnant au regard du profil socio-économique des marcheurs, dans lequel n’entre pas une grande partie des Réunionnais. Enfin, il ne faut pas oublier que, au premier tour de la présidentielle, le FN s’est classé deuxième avec 23,46 % des voix, derrière LFI (24,53 %), mais devant En marche ! (18,91 %). On sent, au fond, un très fort ressentiment des Réunionnais à l’égard des politiques, si ce n’est un rejet total, qui peut expliquer aujourd’hui la virulence de leur position.
En même temps, le mouvement des « gilets jaunes » est un mouvement citoyen qu’aucun parti, jusqu’à présent, ne s’est risqué à vouloir récupérer…
C’est vrai, et c’est pourquoi, aussi, les maires réunionnais se montrent très discrets sur le sujet. Certains se sont fait prendre à partie, comme celui de Saint-Denis, qui est dans le collimateur, car il a été l’un de ceux qui étaient pour l’augmentation des taxes sur les carburants. Mis à part un conseiller départemental du Port, qui a essayé d'appeler au calme, on a très peu entendu les élus locaux [mardi, le président de la région, Didier Robert, a indiqué avoir obtenu le gel de taxe sur les carburants à La Réunion, ce qu’a confirmé le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, ce mercredi]. Il faut dire aussi qu’une partie se trouve au Congrès des maires qui se tient en ce moment à Paris. Il y a bien eu une réunion mardi à la préfecture, mais elle a tourné court, les maires n’acceptant pas d’être reçus par le secrétaire général au lieu du préfet lui-même.
Désavoués, les maires se sont toutefois battus pour leurs communes. Il y a peu, la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, qui était dans l’île, a annoncé le maintien de l’enveloppe des 11.000 contrats aidés à La Réunion en 2019…
La politique locale est un jeu d’alliances mortifère d’où les élus locaux sortent décrédibilisés. Mais ils réussissent à se créer une clientèle parmi les foyers modestes via les emplois aidés, l’attribution des permis de construire et des logements sociaux. Ils satisfont à des demandes individuelles, qui empêchent le débat de se détacher des calculs matériels. Toutefois, combien d’emplois aidés ont réellement débouché sur un emploi pérenne ? Le dispositif a été bien détourné.
Alors, au fond, que réclament les « gilets jaunes » réunionnais ?
C’est là où le bât blesse, le mouvement est un canard sans tête. Les manifestants ne représentent qu’eux-mêmes, à titre individuel. Il y en a même qui en viennent à réclamer la suppression de l'octroi de mer, sans proposer en face d’autres solutions financières. A La Réunion, il n’y a pas de TVA, mais ce dispositif (l’octroi de mer) qui permet de taxer les marchandises qui entrent sur l’île. Il alimente le budget de la région et des communes et est aussi un moyen de protéger l’emploi et l’industrie locale, qui est, certes modeste, mais non négligeable. La CPME et le Medef sont très attachés à l’octroi de mer, car il assure la compétitivité locale par rapport à la métropole, l’Europe et les autres pays de la zone océan Indien. Le discours est contradictoire : il porte à la fois sur la préférence locale, assumée à droite comme à gauche de l’échiquier politique local, et sur la conservation des dispositifs d’aide (la surrémunération des fonctionnaires, l’abattement fiscal…), qui maintient La Réunion dans une dépendance vis-à-vis de la métropole et de l’Europe.