TEMOIGNAGESL'empathie pour les victimes du 13-Novembre s’est-elle évaporée?

Attentats du 13-Novembre: «Il y a toujours un décalage» avec la société, témoignent des rescapés

TEMOIGNAGESTrois ans après les attentats, les rescapés des attaques de Paris et Saint-Denis témoignent de l’évolution du regard porté par la société sur les événements et leur statut…
Au travail ou avec leurs proches, les rescapés des attentats du 13 novembre décrivent un "décalage", accentué par le temps qui passe, entre eux et le reste de la société.
Au travail ou avec leurs proches, les rescapés des attentats du 13 novembre décrivent un "décalage", accentué par le temps qui passe, entre eux et le reste de la société.  - PHILIPPE LOPEZ / AFP
Hélène Sergent

Hélène Sergent

L'essentiel

  • Milieu professionnel, réseaux sociaux, cercle familial ou amical, les rescapés des attentats du 13 novembre 2015 décrivent l’évolution de leurs rapports aux autres.
  • En proie au stress post-traumatique, tous décrivent le « décalage » grandissant ressenti par rapport à une société qui avance vite, et parfois sans eux.

«Le temps qui passe a créé une distance. On regarde dans la même direction que la société, mais il y a toujours un petit décalage. Une perception différente des choses. D’une certaine façon, je le sais, je serai toujours sur cette terrasse ». Vincent a 34 ans et comme Camille, Eric*, Christophe, Jeanne* ou Catherine, il est victime et rescapé des attentats du 13-Novembre 2015.

Au travail, avec leurs proches ou des inconnus sur Internet, tous racontent l’évolution, trois ans après, de leurs rapports aux autres. L’empathie qui s’est exprimée au lendemain des attaques, dans toutes les couches de la société, s’est-elle évaporée ? En partie, analysent les survivants confrontés à un « décalage » permanent parfois difficile à appréhender.

« Ils ne comprenaient pas, ça n’était pas un sujet pour eux »

Jeanne a 40 ans. Présente à la terrasse du Carillon, cette Parisienne a choisi de quitter la capitale pour s’installer dans le sud de la France. « Après l’attentat, je suis restée en arrêt maladie pendant un an. Courant 2017, j’ai signé un CDD de quelques mois. J’étais chargée de gérer des dossiers d’assurés. Les trois premiers mois se sont très bien passés puis on m’a confié des dossiers liés à des décès. Je me suis dit « c’est une blague », mais mon manager m’a expliqué que « ça pouvait être thérapeutique » et qu’il fallait parfois « soigner le mal par le mal ». J’ai fini par accepter. Très vite, j’ai été confrontée à des dossiers difficiles liés à des victimes d’accidents brutaux, à des morts violentes ».

Son moral se dégrade mais soutenue par sa psychothérapeute, elle décide de quitter son poste. « J’ai dit à mes supérieurs que je ne voulais plus le faire, que c’était trop lourd par rapport à mon traumatisme. Je suis retournée sur les dossiers classiques, puis je suis partie définitivement ».

Camille, 29 ans, victime de l’attentat au Bataclan, a elle aussi été confrontée à l’âpreté du milieu professionnel : « Je devais absolument prendre le métro pour me rendre au travail. J’ai expliqué à ma hiérarchie que c’était un blocage pour moi, qu’on pouvait trouver un compromis mais ils ne comprenaient pas, ça n’était pas un sujet selon eux. J’ai préféré quitter cette société ».

« Le monde du travail a des contraintes qui ne s’accommodent pas des problèmes psychologiques des salariés. Et ça vaut pour tous les traumatismes. Si tu es moins productif, pour n’importe quelle raison, on préférera te remplacer. Et si tu ne montres rien, les gens qui t’entourent ont tendance à penser que tout va bien. A mes yeux, c’est le milieu où l’empathie s’est estompée le plus vite après les attentats », estime Eric, 29 ans, rescapé du Bataclan.

Insultes et menaces sur les réseaux sociaux

De l’avis de tous, la polémique lancée à l’été 2018 sur le concert du rappeur Médine a cristallisé la violence qui s’exprime peu à peu à l’égard des victimes du 13-Novembre.

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Christophe, 42 ans, victime au Bataclan, a été l’un des premiers à prendre position sur le sujet sur Twitter. « J’ai eu le malheur d’écrire que j’étais en faveur de ce concert. Un de mes contacts est allé jusqu’à me traiter de « Dhimmi » sur Facebook, un terme très utilisé par l’extrême droite pour parler de quelqu’un soumis à l’islam. J’ai le sentiment qu’il y a de plus en plus de réactions hostiles à l’égard des victimes d’attentat qui émettent une opinion qui ne correspond pas à celle attendue par une frange militante d’internautes. On m’a dit que je souffrais du syndrome de Stockholm, que j’étais islamo-gauchiste, des insultes qu’on ne se permettait pas de me lancer avant ».

Pour Vincent, 34 ans, présent lors de l’attentat au Comptoir Voltaire, ce durcissement est « très politique ».

« « Certains militants et internautes d’extrême droite considèrent que puisqu’on est victime de ces attentats, on doit forcément détester les migrants, les Arabes, les musulmans, et si on ne les déteste pas, alors on n’est pas des vraies victimes. C’est insupportable ». »

Cette violence nouvelle a également touché Catherine, victime de l’attentat au Bataclan. Très active sur le réseau social Twitter, la jeune femme a publié le 4 octobre dernier « Chroniques d’une survivante », un carnet dessiné pédagogique sur l’état de stress post-traumatique.

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« Un jour, un mec a commenté un de mes dessins en disant qu’il le mettait mal à l’aise. Il était agressif et il a fini par m’écrire un message en privé qui disait 'Si tu survis, crève !'. Même si j’ai été préparée à ça, c’est jamais agréable, il faut prendre ses distances et malheureusement c’est pas le premier et ce sera pas le dernier. Je lui ai pas répondu, c’était trop violent et d’autres s’en sont chargés pour moi ».

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Le stress post-traumatique, l’irrationnel

Pour ceux qui vivent quotidiennement avec les séquelles de l'attentat et du stress post-traumatique, difficile de faire entendre ces symptômes, souvent méconnus du grand public. « Trois ans après, continuer d’adapter son quotidien en fonction de ses séquelles, ça paraît fou pour les autres, soupire Camille, Parisienne de 29 ans. Je sais que c’est pas volontaire, mais quand on me demande "Ah, tu prends toujours pas le métro ? » ou « t’as encore peur des feux d’artifice ? », je le vis comme une agression. Je fais pas exprès d’avoir peur, c’est comme ça ».

Une incompréhension qui touche aussi à l’intime : « Quand je dis aux gens qu’avec ce qu’il s’est passé, je n’ai pas forcément envie d’avoir des enfants (…) ils ne comprennent pas. Dire que l’attentat entre dans mon questionnement de désir d’enfant, juste dire ça, ça crée une incompréhension totale. Les gens trouvent ça bizarre (…) Ils essaient de rationaliser quelque chose qui ne l’est pas en me rassurant (…) Mais se retrouver dans la fosse du Bataclan à se faire tirer dessus, par nature, c’est totalement irrationnel ! », ajoute Eric.

« Certains de mes proches ne comprennent pas pourquoi, quand on est au café je ne veux pas m’asseoir à tel ou tel endroit. On m’a déjà balancé un "Oh ça va, c’était y’a trois ans !". C’est rare, et ça vient souvent pas des plus finauds, mais j’ai déjà eu droit à ce genre de réflexions », témoigne Jeanne.

Vincent, rescapé du Comptoir Voltaire, note lui une évolution dans la perception de son statut de victime : « Il y a deux ans, quand je rencontrais quelqu’un et que je racontais mon histoire, j’avais simplement à dire "J’étais au Comptoir Voltaire en terrasse" et ça s’arrêtait là. Aujourd’hui on me demande de plus en plus de détails, comme s’il fallait prouver qu’on était une "vraie" victime. J’en viens parfois à dire que j’étais à deux mètres de Brahim Abdeslam, que je l’ai vu se faire exploser et il faut prononcer le mot 'blessé' pour que l’interlocuteur comprenne ».

Le décalage du temps qui passe

Pendant deux ans, Jeanne a bénéficié d’une prise en charge financière par la sécurité sociale d’une thérapie comportementale. Mais le remboursement s’est interrompu cette année : « La Sécurité sociale estime qu’au bout de deux ans, notre état s’est consolidé. Mais c’est subjectif ! Pour certaines personnes, c’est vraiment très court, pour d’autres ce sera suffisant. Aujourd’hui, je n’ai plus les ressources pour financer ces séances alors que je progressais ».

Eric, lui, est tiraillé entre colère et compréhension : « Le temps des victimes est complètement différent du temps de l’opinion publique, du temps médiatique ou du temps politique. Les gens se souviennent de nous lors de nouveaux attentats et des commémorations (…) Je comprends que ce soit pas la préoccupation n°1 des Français, le pays continue de tourner mais au fond ça m’embête qu’une société qui était dans un tel excès d’empathie juste après les attentats semble, à peine trois ans après, peu concernée par ce qu’il s’est passé ».

* Les prénoms ont été modifiés