La lettre d'un ministre français mettait-elle «sérieusement en garde» contre l'islam en 1928?
FAKE OFF•Une lettre de 1928 rédigée par le ministère des Colonies est particulièrement reprise par différents sites d'extrême droite, qui y voient un avertissement contre les « dangers sérieux » de l'islam...Alexis Orsini
L'essentiel
- Depuis sa mise en ligne sur Twitter par le chercheur américain Andrew Lebovich, une lettre de 1928 signée du ministre français des Colonies et avertissant des « dangers sérieux » de l'islam est particulièrement reprise sur des sites d'extrême droite.
- Ils la présentent comme un avertissement quasi-centenaire des dangers représentés par cette religion.
- Le document avertit en réalité sur la menace causée par le salafisme pour la stabilité des colonies françaises, comme nous l'expliquent Andrew Lebovich et deux autres historiens.
Les sénateurs à l'origine du « rapport sur la menace terroriste » publié début juillet, qui s'alarme de « l'enracinement du salafisme » en France, s'inscrivent-ils dans la droite lignée d'une lettre officielle de 1928 mentionnant les « dangers sérieux » que représentait alors ce mouvement de l'islam pour l'autorité coloniale française ?
Certains sites conspirationnistes ou d'extrême droite, comme « Nouvel ordre mondial », n'hésitent en tout cas pas à dresser un parallèle entre le développement actuel, « dans plusieurs pays européens », de ce courant qui prône un retour aux pratiques anciennes de l'islam et ce document qu'ils présentent comme une « [mise en garde] contre l’islam en 1928 ». Ils se livrent toutefois ainsi à un raccourci, qui déforme la nature du propos original, sans se livrer à la moindre mise en contexte, comme nous l'expliquent le chercheur américain qui a retrouvé ce document et deux historiens.
FAKE OFF
La lettre en question, émanant du service des affaires musulmanes du ministère des Colonies de l'époque et adressée au gouverneur général de l'Afrique-Occidentale Française (AOF), Jules Carde, a en effet été mise en ligne par Andrew Lebovich, un historien qui étudie l'évolution de la pratique en Afrique du Nord et de l'Ouest. Dans un tweet du 4 septembre 2017, il partage ainsi avec ses abonnés cette « demande de renseignement sur les "Salafiyah" en AOF » (qui regroupait différentes colonies françaises d'Afrique de l'Ouest, dont le Sénégal).
Andrew Lebovich nous indique avoir trouvé ce document d'avril 1928 « aux Archives nationales du Sénégal, à Dakar » où il menait des recherches « sur la surveillance coloniale de la religion ». Contactées par 20 Minutes, les Archives nationales du Sénégal n'ont pas donné suite à nos sollicitations au moment de la parution de cet article, mais le chercheur a accepté de partager la deuxième (et dernière) page du document, qui permet d'identifier son auteur, le ministre des Colonies Léon Perrier.
François Burgat, le politologue et islamologue présenté à tort, fin septembre, par le Courrier de l'Atlas comme le spécialiste à l'origine de la « révélation » du document, nous indique en outre : « Rappelons que cet extrait avait déjà largement circulé (sur WhatsApp notamment) lorsqu’un de mes amis me l’a adressé – comme à d’autres - depuis Genève et que je l’ai moi même relayé (et non "dévoilé") sur ma page Facebook. »
Si le document est partagé sur Fdesouche dès septembre 2017, sa notoriété a rééllement décollé ce mois-ci, depuis sa traduction en anglais sur le blog conservateur Vlad Tepes le 17 juillet. Ce texte a ensuite été repris par le site d'extrême droite Voice of Europe... dont l'article a lui-même été traduit mot pour mot sur «Nouvel ordre mondial».
« La lettre s'inquiète du danger pour les musulmans des colonies »
La publication cite des extraits authentiques du courrier, qui affirme notamment : « Même s’il n’est pas utilisé par des éléments européens hostiles à notre influence, le mouvement "salafi" n’est pas sans présenter, au point de vue de l’ordre public et du maintien de notre autorité, des dangers sérieux contre lesquels il convient de se prémunir.»
Outre le fait que la lettre n'évoque à aucun moment les dangers de l'islam au sens large, les risques pointés du doigt concernent un contexte propre aux colonies françaises, comme le souligne Julie d'Andurain, professeure des Universités en histoire contemporaine et spécialiste de la colonisation : « Tous les ministères étaient chargés d'assurer un suivi pour savoir si des mouvements menaçaient potentiellement les colonies. »
La méfiance de l'administration de l'époque contre ce mouvement de l'islam hostile à toute modernisation s'explique par une raison pratique : la peur que des mouvements religieux hostiles à la colonisation prennent assez d'ampleur pour menacer les colonies françaises. « Les premières craintes sur l'islamisme datent de 1906, avec la préparation de la conquête du Maroc. Dans les années 1920, on les rattache [...] au salafisme » explique Julie d'Andurain.
Pierre Vermeren, professeur des universités et co-auteur du futur ouvrage Dissidents du Maghreb (Belin), nuance lui aussi la particularité du document comme sa portée : « La lettre s'inquiète clairement du danger pour les musulmans des colonies, pas pour la France. [...] Des notes comme ça, il y en a des milliers! La France était la deuxième puissance musulmane du monde avec 20 à 25 millions de musulmans dans ses colonies, juste derrière la Grande-Bretagne. La lettre fait donc référence à une préoccupation quotidienne, elle est courante, banale. »
La principale peur des autorités françaises ? Les « agitateurs communistes »
Quant à la mention par le ministre Léon Perrier d'un intérêt des « agitateurs communistes » pour le salafisme comme moyen de « troubler l’ordre établi », il traduit surtout une obsession de l'époque, selon Pierre Vermeren. « Il s'agit plus d'une peur des autorités françaises, d'une lubie, que d'une réalité, car à l'époque le principal ennemi des colonies, ce sont les communistes, qui se sont notamment opposés à la guerre du Rif. »
« Les communistes ont bien tenté de tirer profit de l'islam, mais pas au point où c'est dit dans le texte. Ils sont athées et contre la religion, donc oublier ça, c'est oublier une partie importante de leur pensée », abonde Julie d'Andurain, contredisant de fait l'article de Fdesouche affirmant, sur la seule foi du document, qu'en 1928 « les communistes voulaient instrumentaliser le salafisme ».
L'historienne relativise en outre l'importance du ministère des Colonies : « Dans les années 1920, [il] ne disposait pas de beaucoup de moyens au regard de la superficie des territoires concernés. Le ministère se contentait donc de faire du renseignement mais ne pouvait pas agir contre de potentiels mouvements salafistes ou communistes. C'est ce que j'appelle un "ministère croupion" car il était creux, sans pouvoir. »
Un document historique « fascinant »
Reste que la note du service des affaires musulmanes présente un intérêt historique indéniable pour Andrew Lebovich : « Je trouve ce document fascinant, notamment parce qu'il montre comment certaines sections de l'administration coloniale ont très tôt prêté attention à ces mouvements religieux. Mais aussi parce que Perrier (ou quiconque a écrit cette requête en son nom) faisait la distinction entre le wahhabisme (la pratique de l'islam sous la famille Saoud d'Arabie saoudite) et le salafisme, liés en tant que mouvements de purification religieuse mais malgré tout distincts. »
Si Julie d'Andurain reconnaît qu'on trouve toujours, dans le salafisme actuel, « un attachement à un islam rugueux, non souple pour les hommes comme pour les femmes, dont Daesh est l'héritier », Andrew Lebovich note : « Sincèrement, je ne sais pas pourquoi [cette note] a été si reprise sur des sites d'extrême droite, et c'est vraiment dommage qu'ils l'utilisent à des fins de propagande islamophobe. »
Avant de conclure : « L'ironie, c'est que ce document peut être lu comme un appel à une compréhension plus nuancée de la façon dont ces mouvement islamiques se développent et évoluent de pays en pays. C'est donc le contraire du salafisme tel qu'il est décrit sur ces sites. »
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