SERIE (2/4)Annie Jones, la femme à barbe, qui ne voulait pas qu'on l'appelle «monstre»

VIDEO. «Monstres humains»: Annie Jones, la femme à barbe, qui ne voulait pas qu'on l'appelle «freak»

SERIE (2/4)Annie Jones, qui fit la gloire des freaks shows américains, s'est battue contre l'utilisation du mot «monstre» qui la désignait....
Thibaut Le Gal

Thibaut Le Gal

L'essentiel

  • 20 Minutes, en partenariat avec Retronews, propose une série d’articles sur les «monstres humains».
  • Aujourd'hui, retour sur la vie d'Annie Jones, femme à barbe.
  • La jeune femme ne souhaitait pas être qualifiée de «monstre»

20 Minutes, en partenariat avec Retronews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France, propose une série d’articles sur les « monstres humains ». Aujourd’hui, focus sur Annie Jones, la plus célèbre femme à barbe des Etats-Unis.

Il faut les imaginer ces « monstres », exposés comme des bêtes aux musées des horreurs. Il faut songer aussi, aux ricanements et aux moqueries des voyeurs venus les dévisager.

Annie Jones Elliot, originaire d’un petit village de Virginie, est l’un de ces célèbres « phénomènes » qui fit la gloire des freaks show américains entre le milieu du XIXe et le milieu du XXe siècle. La jeune femme était atteinte d’hirsutisme : elle portait une barbe. Et ce, depuis son plus jeune âge, selon les journaux de l’époque*.

« « Sa naissance [en 1865] causa moins de satisfaction que de stupeur ; l’enfant portait des moustaches ! Le père et la mère se frottaient les yeux ; les voisins accoururent, et un agent de Barnum passa. A neuf mois, l’enfant était exhibée dans le musée, au coin de Broadway et d’Ann Street, et la barbe était assez longue pour couvrir les doigts du manager qui faisait le boniment ». »

La voilà embarquée dans la troupe du célèbre P.T. Barnum, roi du cirque et maître des charlatans. « A cette époque, le public est curieux, voyeur et à l’affût des phénomènes de foire et autres curiosités de la nature. Dans chaque fête foraine, des entresorts [sortes de petites roulottes] présentent la femme la plus grosse du monde, la femme à trois jambes, des sœurs siamoises, Elephant Man… », énumère Stéphane Pajot, journaliste et auteur De la femme à barbe à l’homme canon (Editions Orestier). « Dans ces exhibitions, la femme à barbe est un personnage récurrent au même titre que les nains, les géants ou les hommes troncs ».

« Ils acceptaient d’être exposés parce que ça leur permettait d’avoir une vie sociale »

Difficile d’imaginer aujourd’hui la vie d’Annie Jones et de ces marginaux, trimballés avec les animaux « exotiques » jusqu’en Europe pour leurs difformités physiques, souvent mal comprises de l’époque.

A sa mort, en 1902, un journaliste s’interroge avec raillerie. « Nous ne savons presque rien de ses sentiments personnels ni de ses idées générales. Mais il est certain qu’elle avait voué une sorte de reconnaissance au phénomène qui l’avait rendue célèbre. Peut-être en tirait-elle quelque orgueil. Elle a demandé à être enterrée avec sa moustache et ses favoris. Jusque dans l’autre monde, Annie Jones veut être la femme à barbe »*.

Annie Jones
Annie Jones - Charles Eisenmann

L’histoire est peut-être moins belle. Dans son ouvrage Les Monstres, le journaliste Martin Monestier écrit : « Encore dans les années quarante, il y avait tellement de carnavals, de cirques, de foires, de musées humains que tous les "monstres" existants rejoignaient d’eux-mêmes les troupes du spectacle. Leurs familles avaient honte d’eux, ils n’avaient pas d’amis, ils étaient pauvres et personne ne voulait les employer […] le monstre trouve dans les shows américains une communauté libérée de toute normalisation et contrainte sociale ».

L’exposition, quand elle n’est pas forcée, est une manière de bien gagner sa vie. « Ils acceptaient d’être exposés parce que ça leur permettait d’avoir une vie sociale, de se marier, d’avoir des enfants. Pour certains, l’exhibition s’apparentait à de l’esclavage comme pour Elephant Man, mais d’autres pouvaient ainsi vivre en communauté avec les gens du cirque », détaille Stéphane Pajot. Annie Jones prenait chez Barnum, dit-on, 200 dollars par semaine. Elle s’est mariée deux fois.



« Nous tenions à protester une fois pour toutes contre cette appellation de freaks »

Le cirque leur permet de trouver une structure mais un événement relaté dans la presse le 23 janvier 1899 laisse transparaître le malaise de ces laissés-pour-compte. Un journaliste du Petit Marseillais évoque une « révolte des curiosités humaines » à Londres. Annie Jones et ses amis s’insurgent contre le terme de freaks (monstres) qui les présente dans un programme :

« Deux meetings d’indignation furent tenus dans lesquels l’éloquence coula à flots. Miss Jones affirma qu’un homme serait très fier d’avoir une barbe comme la sienne […] La plupart des autres donnèrent à entendre que s’ils avaient été créés autrement que les autres êtres humains, ils n’étaient pas inférieurs à ceux-ci, au contraire. Bref, le nom de "prodiges" fut adopté à la majorité de 21 voix contre 11 qui s’étaient prononcées pour le titre de "merveilles humaines", suggéré par la femme à barbe. Huit jours ont été donnés à M. Bailey, le directeur, pour effectuer le changement sur le programme ».



L’année d’après, un journaliste rapportera les propos de la célèbre femme à barbe sur ce mouvement de révolte. « J’ai prononcé à ce moment un discours devant les autres grévistes, qui, pour la plupart, sont ici, autour de nous. Nous tenions à protester une fois pour toutes contre cette appellation de freaks qu’on nous appliquait. C’est que nous ne sommes nullement des freaks. Nous sommes des curiosités, des anomalies, des erreurs de la nature, voilà tout ».

*Journal de la ville de Saint-Quentin et de l’arrondissement, 11 novembre 1902.