VIDEO. «Monstres humains»: «La "Vénus hottentote" fascine encore car elle incarne une conjonction de formes d’exploitation »
SERIE 1/4•Saartje Baartman, surnommée la « Vénus hottentote », fut la première des « monstres » de foire exhibés en Europe et un sujet d’études scientifiques…Oihana Gabriel
L'essentiel
- 20 Minutes, en partenariat avec Retronews, propose une série d’articles sur les «monstres humains»
- Aujourd'hui, retour sur la vie de Saartje Baartman, surnommée la « Vénus hottentote ». Née en Afrique du Sud en 1789, cette femme au postérieur impressionnant a été exhibée toute sa vie durant.
- Femme noire moquée, exploitée, cette figure historique a été il y a une vingtaine d'années l'objet d'une bataille: finalement en 2002, la France a remis à l'Afrique du Sud la dépouille et le moulage de son corps.
Pendant l’été, 20 Minutes propose une série de portraits d'hommes et de femmes présentés comme des «monstres de foire» en partenariat avec Retronews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France. Aujourd’hui, zoom sur le destin tragique de la «Vénus hottentote» qui fascine encore aujourd’hui.
Exposée, exhibée, moquée, humiliée pendant sa courte vie… et post-mortem. Objet d’études scientifiques, Saartje Baartman, surnommée la « Vénus hottentote » a fasciné pendant des siècles. Le public comme les médecins ont détaillé et étudié les fesses et les organes génitaux proéminents de celle qui était devenue une bête de foire à Londres, puis à Paris. D’estampes en coupures de presse, 20 Minutes s’est lancé sur les pas de la première femme présentée comme un monstre.
Exhibée pour ses fesses
Saartje Baartman est née en Afrique du Sud en 1789 et décédée en décembre 1815 à Paris. Comment est-elle arrivée en Europe et pourquoi ? Certains assurent qu’esclave en Afrique du Sud, elle fut vendue pour devenir une attraction pour le public, en raison de son postérieur protubérant. « On connaît mieux la fin que le début de sa vie, nuance François-Xavier Fauvelle, historien de l’Afrique. On a un certificat de baptême qui prouve qu’elle est née au Cap, mais on connaît peu de choses de son environnement. On a également retrouvé un document de sortie du territoire au Cap qui précise qu’elle a rejoint Liverpool avec un homme noir libre, présentée comme sa compagne. »
Bête de foire ou artiste ?
Arrivée en 1810 à Londres, elle est exposée devant le grand public pour ses spécificités physiques. « Elle a été exhibée comme un monstre de foire en Europe, mais on ne connaît pas son statut », reprend l’historien. Artiste ou esclave ? Le débat a fait rage à l’époque. En effet, les ligues anti-esclavagistes ont porté plainte contre Hendrick Caezar, un fermier afrikaner qui se présentait comme l’imprésario de Saartje Baartman.
« Il y a eu en Angleterre un très gros succès populaire doublé d’un énorme scandale, synthétise l’auteur d’A la recherche du sauvage idéal. On est trois ans après l’abolition de la traite des Noirs. » Mais, à la surprise générale, l’intéressée assure lors du procès qu’elle est là de son plein grè et qu’elle reçoit un salaire. Pourquoi ? « On avait là une personne qui a été exploitée jusqu’au point de consentir à sa propre déchéance, avance l’historien. On n'a que des témoignages biaisés de ce destin : soit des gens qui ont assisté au spectacle, soit des personnes très critiques. »
Le public lassé, le scandale passé, la « Vénus hottentote » débarque à Paris. Où on l’admire ou la moque rue Neuve-des-Petits-Champs (1er et 2e arrondissements de Paris), comme le raconte cet article de septembre 1814 : « Elle chante quelques chansons. Elle a l’air fort gaie et plaisante avec les personnes qui vont la voir. »
D’où vient ce nom de « Vénus hottentote » ?
Ce surnom traduit le mépris des Européens pour ce corps qu’ils trouvaient disproportionné. «Vénus» désignant évidemment la déesse romaine de la beauté, «hottentote» rappelant son origine : elle appartenait à la tribu khoïkhoï ou Hottentots. « Un surnom qui fait référence aux statues callipyges [qui ont de belles fesses], qu’on commençait à faire venir dans les musées à l’époque. Ce "Vénus hottentote" visait à plaisanter sur l’infériorité de ce peuple, sur ses pauvres critères esthétiques. »
Une humiliation qui se lit dans cet article du 17 septembre 1888 du Petit Parisien : « La Vénus hottentote a un visage abominable aux yeux d’un Européen et une croupe si volumineuse qu’elle peut servir de siège à un enfant. »
Autre façon de désigner celle qui fut la première des freaks : la Vénus stéatopyge. « En pseudo-grec, cela veut dire fesses grasses, montrant l’humour scientifique potache de l’époque », reprend l’historien François-Xavier Fauvelle, qui rappelle que cette spécificité physique était en réalité « un trait commun des populations de toute l’Afrique du Sud ».
Les estampes de l’époque montrent que le public venait au Jardin des plantes observer, moquer et même toucher ces fesses hypertrophiées… pour vérifier qu’il ne s’agissait pas de postiches. « Si ces fesses ont autant attiré l’attention du public et des chercheurs, c’est parce qu’on soupçonnait qu’il y avait un organe ou un os supplémentaire, analyse François-Xavier Fauvelle. Cette question était centrale pour l’anthropologie : cela aurait voulu dire qu’il y avait des races humaines différentes. A son corps défendant, elle a joué le rôle de pièce à conviction. Les spectateurs venaient, certains qu’ils allaient voir un chaînon manquant entre l’homme et le singe. »
« Il existait une alliance entre le chapiteau et le musée parce que les gens de spectacle avaient besoin de la caution scientifique pour que le public soit sûr que les monstres sont vrais. Et à l’inverse, les scientifiques négociaient avec les artistes pour avoir des freaks à observer. C’est une espèce de "sauvage idéale", qu’on a inventée pour lui faire jouer un rôle dans notre perception de la diversité humaine », assure le spécialiste de l’histoire de l’Afrique.
Pièce à conviction malgré elle
Mais cette fascination s’est poursuivie bien après le décès de Saatje Baartman : son corps sera découpé et moulé, son cerveau, ses organes génitaux et son postérieur conservés dans du formol et exposés jusqu’en 1974 au Musée de l’Homme.
Dans un article de janvier 1816, on annonce la mort de la Vénus hottentote… mais surtout, la dissection de son corps. « On s’occupe, en ce moment, dans une des ailes du Muséum d’histoire naturelle, à mouler la Venus hottentote, morte avant-hier d’une maladie qui n’a duré que trois jours. (…) La dissection de cette femme va fournir un chapitre extrêmement curieux pour l’histoire des variétés de l’espèce humaine. »
Georges Cuvier, l’anatomiste français, opère cette dissection. « Dont la conclusion est double : elle n’a pas d’organe supplémentaire, donc il n’existe qu’une seule race humaine, reprend l’historien. Et en même temps sur la base de l’observation de son cerveau, il croit pouvoir conclure qu’elle est placée au plus bas du spectre des humains. » Un résultat qui ne tranche pas le débat. « Tout au long du XIXe siècle, certains disent que le genre humain est un, d’autres que Cuvier a menti au profit du politiquement correct. »
Fascination morbide
Presque deux siècles après sa disparition, Saartje Baartman, longtemps oubliée, fait reparler d’elle. Alors que certains historiens travaillent sur cette figure historique lourde de symboles, l’Afrique du Sud revendique sa dépouille. En 2002, les restes de cette « Vénus » sont rapatriés et inhumés. Incarnant ainsi cette revendication identitaire, ce combat pour la mémoire et l’Histoire de pays colonisés. Plus récemment, quatre chorégraphes lui ont rendu hommage, le cinéaste Abdellatif Kechiche a raconté le destin de la Vénus Noire sur grand écran… Cette figure historique n’en finit pas de passionner.
« Elle fascine encore car elle incarne une conjonction de formes d’exploitation : celle des sociétés occidentales sur les autres, des hommes sur les femmes mais aussi le sentiment de supériorité des Européens sur ce qu’ils appellent les sauvages. » Mais elle joue aussi le rôle de témoin du barbarisme de ces savants qui dissèquent des corps humains. « A l’époque, ce genre de dissections était monnaie courante, mais c’est évidemment totalement choquant aujourd’hui, nuance François-Xavier Fauvelle. On mesure combien cette science anthropologique est liée dans les sujets, mais aussi les méthodes avec l’entreprise coloniale. » Et pour lui, cette fascination s’explique aussi par « ce plaisir un peu morbide dans le fait de continuer à parler de son histoire, à montrer la nudité, la difformité, la déchéance ».