Vaincre l'illettrisme: «On peut réapprendre quel que soit son âge»
INTERVIEW•A l'occasion de la sortie de «Osons vaincre l'illettrisme!» de Thierry Lepaon, «20 Minutes» a interviewé Hervé Fernandez, directeur de l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme...
Propos recueillis par Oihana Gabriel
L'essentiel
- Le délégué interministériel à la langue française et ancien syndicaliste Thierry Lepaon vient de publier un ouvrage sur la réalité au quotidien des personnes illétrées en France.
- Qui sont-ils? Comment vivent-ils? 20 Minutes a interviewé Hervé Fernandez, directeur de l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme pour avoir une idée plus précise de cette question taboue.
- Car loin des préjugés et confusions, les personnes illettrées ont été scolarisées en France, ont perdu leurs capacités à lire, écrire, compter et la moitié travaille.
Comment plus d’un million de Français peuvent-ils travailler sans maîtriser écriture et lecture ? Le délégué interministériel à la langue française Thierry Lepaon vient de publier Osons vaincre l’illettrisme !* où il dévoile le quotidien compliqué de ces Français illettrés. Mais aussi quelques propositions pour diviser par deux le taux d’illettrisme d’ici 2025. A cette occasion, 20 Minutes a interrogé Hervé Fernandez, directeur de l’Agence Nationale de Lutte Contre l’Illettrisme sur ce sujet.
Quelle est la différence entre analphabétisme et illettrisme ?
La définition a son importance : on confond l’illettrisme avec d’autres problèmes plus visibles comme l’analphabétisme ou celle des personnes étrangères qui doivent apprendre le français. Une personne illettrée a été scolarisée dans notre pays et au fur et à mesure des années ne maîtrise plus les compétences de base en lecture, écriture, calcul pour être autonome. Elle est incapable de se repérer sur un plan, de comprendre des directives au travail.
Certaines personnes ont quitté l’école de bonne heure, des conditions de pauvreté, des accidents de la vie ont provoqué une érosion de ces connaissances… Ces personnes parlent notre langue mais il leur manque cette première marche indispensable pour comprendre ce qu’ils lisent et faire comprendre ce qu’ils écrivent. C’est un problème encore plus tabou que l’analphabétisme. Elles ont honte car elles sont censées maîtriser lecture et écriture. Et donc elles cachent ce problème. A l’agence, ces personnes nous disent qu’elles ne veulent surtout pas être démasquées. C’est pourquoi il faut mettre en lumière ce problème et susciter une prise de conscience.
Combien de personnes sont aujourd’hui illettrées en France ?
Selon les données de l’Insee, qui sont fiables et stables, l’illettrisme touche en métropole 7 % des adultes âgés de 18 à 65 ans, soit 2,5 millions de personnes. Et le chiffre a diminué : la même enquête avait été réalisée en 2004 et révélait que 3,1 millions de Français en métropole en souffraient. Ce qui montre que tous les efforts pour prévenir ce problème à l’école notamment commencent à payer. Il y a eu une étape importante en 2013 : l’illettrisme a été déclaré grande cause nationale. Il n’y a donc aucune fatalité : on peut sortir de ce problème, on peut réapprendre quel que soit son âge.
Qui sont les illettrés aujourd’hui en France ?
Beaucoup de clichés doivent être battus en brèche. La moitié de ces personnes vivent dans des zones rurales ou faiblement peuplées, sur tout le territoire… et pas forcément les quartiers populaires. D’ailleurs, 90 % des illettrés ne vivent pas dans les quartiers couverts par politique de la ville. On confond souvent l’illettrisme avec la question des migrants. Mais 71 % parlaient le français à la maison à 5 ans, ce n’est pas une question de langue étrangère. Autre donnée importante : la moitié de ces 2,5 millions travaillent. Mais ils sont en situation de grande fragilité. D’où l’importance d’investir.
Et comment font-ils ? Quelles sont les stratégies pour rester discret sur cette question ?
Cette situation génère beaucoup de stress, ils ont peur de faire des erreurs. Ces personnes vont prélever un certain nombre d’indices, repèrent des mots longs et courts, développent une capacité à mémoriser forte qui leur permet de répondre aux demandes. Par exemple, pour l’apprentissage du Code de la route, ils mémorisent des situations et répondent sans comprendre la question. Et ils font appel à leur entourage, à leurs collègues pour demander de l’aide chaque fois qu’ils ont besoin de lire, de remplir des documents. Une dépendance se met en place. Des stratégies qui se bloquent dès qu’une partie des tâches passe par le numérique, quand il faut rendre des comptes par écrit.
Avec Internet et la numérisation de beaucoup de démarches administratives, le quotidien de ces personnes illettrées se complique-t-il ?
Effectivement, ces démarches sont impossibles pour ces personnes. Et ce problème touche davantage encore de personnes : environ 15 % de la population ne maîtrise pas les outils numériques… Elles sont donc obligées de se faire aider. Ce qui pose des questions de confidentialité.
Très concrètement, quand on doit faire des démarches administratives, il faut un login et un mot de passe. Le tiers doit connaître le mot de passe, peut lire les mails personnels et professionnels. On est obligé d’étaler sa vie privée auprès d’autres personnes qui vont faire les démarches. Et cela peut poser des soucis de responsabilité civile. S’il y a une erreur dans la saisie d’une déclaration d’impôt par exemple, qui est responsable ?
Il faut que l’État qui dématérialise de plus en plus prenne ce problème en compte. Et donc maintienne une présence humaine dans certains guichets. Mais je pense qu’Internet est à la fois un danger, mais aussi une belle occasion pour réapprendre. Certaines personnes près de l’autonomie peuvent voir dans l’ordinateur un outil ludique.
Comment faire pour lutter contre l’illettrisme ?
Au niveau national, depuis 2013, les choses se sont améliorées. L’agence a beaucoup contribué à ce qu’il y ait une prise de conscience dans le milieu professionnel. Certaines branches mettent en œuvre des actions dans la fonction publique territoriale, les hôpitaux, les PME… On va travailler sur des situations concrètes pour voir quel est le poids des savoirs de base. Par exemple, quand on est peintre, il faut calculer le nombre de pots de peinture pour couvrir une pièce. On va alors accompagner les personnes sur des exercices de calcul. On ne propose donc pas des formations de lecture et écriture très scolaires, mais des conseils pratiques pour conforter les compétences de ces personnes pour plus d’autonomie.
Est-ce que vous avez l’impression que la prise de conscience va se prolonger par des actions ?
Des progrès ont été faits, mais il faut s’appuyer sur cette dynamique pour amplifier ce mouvement. On travaille à fédérer toutes les bonnes pratiques. Et certains signes sont plutôt positifs. Comme la priorité donnée par le ministère de l’Éducation nationale aux savoirs de base, lecture, écriture, calcul, les classes de CP-CE1 dédoublées…
Côté insertion professionnelle également, les annonces sont intéressantes. Le plan d’investissement dans les compétences de 15 milliards dans toutes les régions pour financer les formations a pour priorité la lutte contre l’illettrisme. Mais il faut surtout vérifier que ces moyens profitent à ceux qui se cachent et ne réclament rien. Ce n’est pas le moment de couper les gaz de l’avion.
*Osons vaincre l’illettrisme, avril 2018, Le Robert, 14,90 €.