Mai-68: «On ne peut pas parler d’une génération 68!»
MAI 68•Julie Pagis, sociologue et chercheure au CNRS, dresse les portraits de ces soixante-huitards qui ont œuvré à «tenter de changer le monde»...Emilie Petit
L'essentiel
- Il y a cinquante ans, ouvriers, étudiants, salariés, paysans – des « anonymes » – ont marqué l’histoire. Celle de la France, mais aussi et surtout la leur.
- « On ne peut pas parler d’une génération 68 », tranche Julie Pagis, sociologue, chercheuse au CNRS et auteure de l’ouvrage Mai 68, un pavé dans leur histoire. Exit les Daniel Cohn-Bendit et Serge July. Les soixante-huitards viennent d’ailleurs.
- La grève générale initiée par les ouvriers de l’usine de la Saviem, dans le Calvados, a paralysé le pays tout entier pendant près d’un mois. Une première en France.
«Il est interdit d’interdire ! »En mai et juin 1968, des millions de Français se retrouvent dans la rue à fouler les pavés. Parce qu’ils en ont marre. Marre de ne pas réussir à se faire entendre. Marre du rôle qu’on veut leur faire jouer. Marre d’avoir l’impression que leur vie leur échappe. Mais aussi de l’ordre établi et du colonialisme. Entre autres.
Il y a cinquante ans, ouvriers, étudiants, salariés, paysans – des « anonymes » – ont marqué l’histoire. Celle de la France, mais aussi et surtout la leur.
20 Minutes a tenté de dresser les portraits de ces militants de la première heure, avec la sociologue, Julie Pagis, chercheuse au CNRS et auteure de l’ouvrage Mai 68, un pavé dans leur histoire.
D’où viennent les soixante-huitards ?
« On ne peut pas parler d’une génération 68 !» Julie Pagis, est catégorique. Exit les Daniel Cohn-Bendit et Serge July. Les soixante-huitards viennent d’ailleurs. Surtout de partout. « Il existe une dizaine de trajectoires. Ce sont des personnes qui ont été marquées par les événements de Mai-68, mais de manière différente car ils ne venaient pas des mêmes milieux sociaux, détaille la sociologue. Et ils n’avaient pas été politisés de la même manière. Et puis, il y avait des hommes et des femmes, qui n’avaient pas le même âge. »
Parmi eux, certains ont suivi, en toute logique, la trajectoire militante de leurs parents – bien souvent syndicalistes CGT et communistes –, quand d’autres se sont emparés de leur instruction religieuse pour en faire « un outil de militantisme ». A leurs côtés, les petits nouveaux. Ceux pour qui l’université n’était, jusque-là, qu’une image d’Epinal, lointaine, réservée à une élite. Premier de leur famille à rejoindre les bancs de la fac, ils ont cassé les codes. Et ont, eux aussi, largement contribué, selon Julie Pagis, aux événements de Mai-68 : « Cette trajectoire de mobilité sociale ascendante a été propice à une remise en cause de l’ordre universitaire scolaire qui résistait à leur arrivée. »
Elle en veut pour preuve les 170 familles de soixante-huitards qu’elle a rencontrées au cours de ces sept dernières années.
Quid du mouvement ouvrier et de la révolte des femmes ?
Ils sont souvent les grands oubliés de l’histoire. Les ouvriers sont pourtant ceux par qui tout est arrivé. « Ça a été la plus grande grève du XXe siècle ! Il y avait près de 10 millions de grévistes dans les rues, rappelle Julie Pagis. Le mouvement ouvrier est un pan central de Mai-68 ». Et pour cause. La grève générale initiée par les ouvriers de l’usine de la Saviem, dans le Calvados, a paralysé le pays tout entier pendant près d’un mois. Une première en France.
« En fait, tout a été possible grâce à un arrêt du temps ordinaire, du fait de la grève générale et du mouvement ouvrier », analyse la sociologue. En toile de fond : le rejet du salaire « au rendement », des cadences de production de plus en plus élevées et des conditions de travail jugées trop inégales.
Pendant ce temps, à la voix des étudiants, puis des ouvriers, vient se mêler celle des femmes. Jusque-là cantonnées à un rôle de mère, d’épouse ou de fille, elles supportent de moins en moins le poids de cette société patriarcale. Et rejettent en bloc la domination masculine. « En 1968, rentrent en résonance, pleins de crises contre différents ordres établis. Beaucoup de femmes qui ne supportaient plus le paternalisme, la domination masculine, leurs conditions de vie, les inégalités hommes/femmes, disent de 1968 que “c’était le bon moment” », rapporte Julie Pagis.
Et après ?
Bien loin de l’imaginaire du soixante-huitard fantasmé occupant désormais les plus hautes fonctions et ayant vécu « la belle époque des années fastes », les événements de Mai-68 ont marqué à vif ses protagonistes.
« Il y a ceux qu’on oublie souvent, qui n’arrivent pas à faire face à ce retour à la normale, et qui se suicident… », explique Julie Pagis. De manière moins violente, d’autres, pour échapper à une réalité inchangée qu’ils ont vivement rejeté, choisissent l’évasion. Drogues, voyages : tout est bon pour ne pas faire face à un monde dans lequel ils ne se retrouvent plus.
« A l’inverse, heureusement, beaucoup vont tenter de faire de leur métier un outil de militantisme en allant vers les domaines du social, du journalisme, et de l’animation socio-culturelle », relativise la sociologue. Leur credo ? «Travailler à changer le monde.»