Banlieues: «C’est parce qu’il n’y a personne pour veiller sur eux la nuit qu’ils font des conneries»
SOCIETE•Un soir par semaine, Yazid Kherfi installe son camping-car dans une cité sensible. Objectif : créer de l’animation quand les services publics ferment pour ne pas laisser les jeunes livrés à eux-mêmes…L'essentiel
- Yazid Kherfi a créé il y a cinq ans l’association Médiation Nomade pour « occuper le terrain la nuit ».
- Depuis mars 2012, il a organisé plus de 223 soirées dans une quarantaine de villes.
- Il cherche à convaincre les villes de décaler les horaires d’ouverture des maisons de quartier.
Il faut suivre la musique un long moment, slalomer entre les grandes tours grises pour finalement apercevoir au loin une cinquantaine de personnes rassemblées sous un barnum entouré de loupiotes multicolores. Les pizzas viennent d’être livrées, il y a du thé à la menthe, des bouteilles de Coca et des tablettes de Crunch sur les tables. Un petit groupe joue au Puissance 4, à côté, ça discute, ça se charrie. On pourrait presque croire à une fête de quartier. Sauf que dans la cité de la Source à Epinay-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis, les fêtes de quartier, ça n’existe pas. « Y a jamais rien à faire ici le soir, c’est mort », assure Medhi, 23 ans. Il sait bien de quoi il parle, il a grandi ici, n’a jamais bougé. « Tout est fermé, on ne croise jamais personne, sauf la [police] municipale. Après, on s’étonne que les jeunes traînent dehors. »
C’est en partant de ce constat que Yazid Kherfi, boule à zéro et sourire franc, a eu l’idée de monter il y a cinq ans l’association Médiation nomade. Objectif : recréer des lieux de vie dans les cités le soir, lorsque les centres sociaux et les maisons des jeunes ferment. « C’est parce qu’il n’y a plus personne pour veiller sur eux la nuit qu’ils font des conneries, qu’ils dealent ou qu’ils partent en Syrie. Si on ne tend pas les bras à ces jeunes, ce sont les délinquants ou les extrémistes qui le font. C’est le soir que tout se joue. » Environ une fois par semaine, il installe son camping-car de 20 heures à minuit dans un quartier sensible, d’Epinay aux quartiers Nord de Marseille, en passant par Chanteloup-les-Vignes, Beaumont-sur-Oise ou Colmar. Depuis mars 2012, il a organisé plus de 223 soirées dans une quarantaine de villes. Ce soir-là, sa camionnette est chez le garagiste mais pas question d’annuler. « Avec ou sans camionnette, le principe, c’est d’ occuper le terrain. »
« Quand je leur parle de prison, ils trouvent ça classe »
L’homme de 58 ans sait de quoi il parle. Une adolescence passée aux Val Fourré à Mantes-la-Jolie, des allers-retours réguliers en prison jusqu’à la trentaine passée, notamment pour cambriolages et attaque à main armée. Il passera cinq ans au total à l’ombre. La prise de conscience a eu lieu à l’aube de ses 31 ans alors qu’il est sur le point de se faire expulser vers l’Algérie. « Pour la première fois de ma vie, des gens ont vu le bien en moi, ils se sont portés garants », se remémore-t-il. Le délinquant se promet de ne pas les décevoir. Lui qui n’a pas le bac passe une validation d’acquis, entame un cursus universitaire jusqu’à devenir professeur en sciences de l’éducation à la fac de Nanterre.
Son passé, Yazid Kherfi, le conte volontiers aux jeunes venus partager une part de pizza. « Le problème, c’est qu’eux valorisent la délinquance, quand je leur parle de prison, ils trouvent ça cool. Ma mission, c’est de déconstruire tout ça. » Ce passé, c’est surtout un point d’accroche pour ouvrir le dialogue. Tous racontent leur quartier, qu’ils aiment autant qu’ils détestent, les galères quotidiennes et le sentiment d’être abandonnés par les pouvoirs publics. « J’adore cet endroit, mais quand je serai marié ou que j’aurai des enfants, je déménagerai. Je ne veux pas de ça pour eux », lâche Khalid, la trentaine. La journée, il travaille comme chauffeur dans les beaux quartiers, chaque jour, il constate que l’égalité des chances n’est que théorique. « Il faut se battre pour tout ici. Même en classe, c’est pas pareil. Les profs, ils sortent de l’école, ils savent pas gérer », abonde Simon.
« C’est la première fois que je vois autant de gens discuter ici, confie Gloire, 23 ans. Personne n’organise jamais rien dans la cité d’habitude. » Yazid Kherfi écoute surtout, oriente parfois, mais ne fait jamais la leçon. Même quand il apprend que la soirée est organisée sur un point de deal. « L’idée est bien, mais elle serait encore mieux un peu plus loin », plaisante un des ados.
« Ce n’est pas normal que seuls les commissariats soient ouverts le soir »
Le militant le sait, ce n’est pas en une soirée que le destin de ces jeunes va basculer. Mais il espère créer le déclic, que les villes qui le sollicitent comprennent l’importance d’ouvrir des structures le soir. « Ce n’est pas normal que seuls les commissariats soient ouverts le soir. Tout ce qui s’adresse à la jeunesse ferme le soir et le week-end, c’est incohérent. » Certains des jeunes présents ce soir-là rêvent que la mairie installe un jour un terrain de « cross » mais la plupart se contenteraient bien d’une salle. Une télé « pour mater les matchs », une « Play », des canap’. « La mairie trouve l’argent pour installer des caméras partout, refaire des débarras mais y a jamais rien pour nous. On est dehors par défaut parce qu’il n’y a nulle partout où aller », lâche Simon.
Dans certaines communes, le discours porté par Yazid Kherfi a poussé les mairies à adapter les horaires des services publics. A Chanteloup-les-Vignes ou à Avignon, les maisons des jeunes ferment désormais tard le soir. Mais de nombreuses municipalités tardent à suivre. « Certaines craignent que ça attire les problèmes alors que c’est justement l’inverse », se désole celui qui se définit comme un facilitateur de rencontres. Mais pour la première fois, il a l’espoir que son message soit entendu à plus grande échelle. Il a eu plusieurs échanges avec l’équipe du secrétaire d’État à la cohésion du territoire, Julien Denormandie. « Au moins, ils écoutent ce que j’ai à dire. On verra ce qu’ils en font ! »