«Amnésie numérique»: Demain, serons-nous tous des êtres sans mémoire?
CERVEAU•Quel impact nos objets de stockage ont-ils sur notre cerveau?...Thibaut Le Gal
Téléphone portable ou ordinateur… notre cerveau se repose de plus en plus sur des mémoires externes. Au détriment de nos propres capacités ? Une étude publiée récemment mettait ainsi en valeur un phénomène appelé l’« amnésie numérique ». Elle montrait, par exemple, qu’une majorité de Français connectés ne connaissaient pas les numéros de téléphone de leurs proches, comme celui de leurs enfants (58 %), et pour un tiers d’entre eux celui de la personne qui partage leur vie.
Une inquiétude qui date de l'Antiquité
« L’homme a toujours utilisé des supports externes pour renforcer sa mémoire interne. Cela se faisait dans un premier temps par l’intermédiaire d’une autre personne, de manière orale », précise Francis Eustache, neuropsychologue et directeur de l’unité de recherche sur la mémoire à l’université de Caen (Calvados). Les cailloux, tablettes d’argiles, parchemins, et autres papiers ont ensuite permis de prolonger nos capacités.
« L’idée que les supports externes puissent se développer au détriment de notre mémoire se pose dès l’Antiquité et peut-être même avant », s’amuse Jean-Gabriel Ganascia, professeur d’informatique à l’UPMC et chercheur spécialisé dans l’intelligence artificielle. « Quand vous lisez le Phèdre de Platon, Socrate craint déjà que les écrits amputent notre mémoire. »
« Un changement sociétal majeur »
« Il faut prendre conscience que le numérique et Internet ont provoqué un changement sociétal majeur à l’échelon mondial. La grande différence avec les autres bouleversements, c’est sa rapidité et son caractère massif », relève Francis Eustache. Jamais l’espèce humaine n’a pu stocker un si grand nombre d’informations. « La Bibliothèque nationale de France (BNF) contient environ 14 millions d’ouvrages, soit quelque 14 téraoctets. On pourrait aujourd’hui les stocker… sur un bureau. Le Web représente, lui, plusieurs milliards de BNF. Des quantités de supports externes sans précédents », développe Jean-Gabriel Ganascia.
Un cerveau en adaptation
Nos souvenirs n’y échappent pas. Eux aussi se retrouvent parqués dans une carte mémoire ou sur les réseaux sociaux. « Lorsque votre cerveau sait qu’une information est virtuellement enregistrée, il a tendance à moins la retenir, mais à plutôt se souvenir de comment faire pour la retrouver », assure Francis Eustache. « Notre manière de forger notre pensée n’est plus la même que les générations précédentes car nous avons un accès immédiat à tout ce que l’on veut. »
Pas d’inquiétude, toutefois. « Les grands orateurs romains préparaient des discours sans fin avec des moyens mnémotechniques précis. Aujourd’hui, quand on fait un exposé avec un PowerPoint, notre mémoire va s’adapter, note le neuropsychologue. Je reste de la même manière optimiste sur les capacités d’adaptation de notre cerveau. »
Quelle trace pour les générations futures ?
Francis Eustache poursuit : « Le numérique existe, il faut l’utiliser sans se faire piéger. Notre système éducatif doit nous permettre de garder un équilibre entre assimilation personnelle et information à déléguer pour préserver notre capacité de synthèse et continuer à intégrer des connaissances. »
Reste une question : la préservation de notre mémoire collective. Jean-Gabriel Ganascia s’interroge : « Les papyrus sont gigantesques, mais ils nous sont parvenus après plusieurs milliers d’années. En faisant reposer toute la mémoire de notre société sur du numérique, des objets à la durée de vie limitée, ne risque-t-on pas de ne laisser aucune trace aux générations futures ? » Ce serait la plus inquiétante des amnésies numériques.