Les victimes d'agressions sexuelles face au manque de preuve
JUSTICE•Comment juger quand les preuves scientifiques manquent dans les affaires de violences sexuelles? Compte rendu d'audiences à la 14e chambre correctionnelle de Bobigny...William Molinié
C’était mercredi au TGI de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Dans la 14e chambre, la deuxième à droite en entrant. Une journée comme les autres pour les professionnels de cette barre, habitués aux affaires d’agressions sexuelles et de «viols correctionnalisés». «Vous allez voir, c’est notre quotidien ici», lâche la greffière.
La cloche sonne. Le policier somme au public de se lever. La cour entre. Les demandes de renvoi, les avocats en retard… Puis vient le premier dossier: «agression sexuelle par personne ayant autorité». Eva, 18 ans, d’origine chinoise, à la coiffure soignée, accuse son beau-père de lui avoir «touché le sexe» un soir de l’été 2008 alors que toute la famille dormait sous la tente. Elle raconte aux policiers sa version des faits, plusieurs mois après, le 23 mars 2009.
Réentendue par le magistrat instructeur le 14 avril, l’adolescente, arrivée à l’âge de 7 ans avec sa mère en France, fugueuse à plusieurs reprises et en rupture d’autorité avec son beau-père, revient sur ses déclarations, minimise son geste. Il lui «a touché le bas-ventre involontairement au moment où il remontait la couverture».
Absence de preuve
La police veut entendre Jacques, 47 ans, bougon et à l’allure autoritaire. En garde à vue, cet agent employé dans une société de télésurveillance corrobore la dernière version d’Eva. Mais devant le psychiatre, il lâche le morceau. «J’ai fait ce geste pour me rassurer qu’elle était vierge», confie-t-il.
La présidente du tribunal s’adresse alors à Eva.
«-Pourquoi ces graves déclarations aux policiers concernant votre beau-père?
-Moi, je leur ai juste dit que sa main m’avait réveillée. Après, il y a eu de l’interprétation.»
Question à Jacques: «-Quelle est la situation de votre famille aujourd’hui?
-Nous habitons tous ensemble.»
Pression familiale ou fausses déclarations? «J’ai le sentiment qu’on essaie d’éluder le problème, dit le substitut du procureur. Je crois que [Jacques] a eu un geste plus que dépassé, à caractère sexuel sur sa belle-fille.» Elle requiert cinq mois de prison avec sursis.
De son côté, l’avocate de Jacques met en avant l’absence «d’éléments objectifs et clairs sur le fondement de la charge de la preuve» et demande la relaxe. Eva, elle, ne se constitue pas partie civile. A la sortie de l’audience, elle, son beau-père et sa mère quittent le palais de justice main dans la main.
Parole contre parole
Seconde affaire. Johanna, 21 ans, s’avance timidement. D’une voix fluette, à peine audible, elle explique avoir été contrainte à faire une fellation à l’un des deux individus présents à la barre. Les faits remontent à la nuit du 4 au 5 juillet 2008. L’adolescente, mineure à l’époque, est invitée à rejoindre deux «amis» de son club d’athlétisme. Ces derniers ont réservé une chambre d’hôtel à Gennevilliers. Elle accepte de les suivre.
Un verre de vodka, puis deux, puis plus rien. L’adolescente, mineure à l’époque, se réveille le lendemain, habillée entre Toufik et Riad, tous deux 24 ans, et dit découvrir dans les toilettes des préservatifs usagés. Puis des «flashs» lui reviennent à l’esprit. Elle aperçoit deux scènes de viol, l’une sur le lit, l’autre dans la douche où elle entend les deux garçons l’insulter.
Dans l’après-midi, des SMS sont échangés entre les deux protagonistes et Johanna ainsi qu’une conversation MSN, que les policiers joignent au dossier. «Réponds-moi, autant s’expliquer une bonne fois pour toutes», lui envoie Toufik. Puis plus tard, «une grosse connerie qu’on a faite alors qu’on n’était pas conscients». Enfin, sur Internet, le jeune homme évoque «un truc sale», des «vices», et avoir «fait des petits trucs».
«On parlait de l’alcool», jurent les deux prévenus. «Alors pourquoi ne pas le nommer tout simplement?», questionne la juge. «Chez nous, c’est interdit. On ne le dit pas», se défend Toufik qui, comme Riad, nie tout rapport sexuel avec Johanna. Aucune trace d’ADN ni de sperme n’a été retrouvée sur les vêtements de la jeune fille. Par ailleurs, le médecin n’a pas mentionné la présence de GHB ou de lésions vaginales. A peine quelques bleus. Parole contre parole.
«Il y a probablement eu un dérapage»
Pas de preuves scientifiques et objectives, donc. Un des amis de Johanna dira même aux policiers qu’elle «a besoin qu’on s’intéresse toujours tout le temps à elle. Elle peut avoir inventé tout ça.» A la barre, Riad, en pleurs, interpelle le tribunal. «Pourquoi aurais-je fait ça? J’ai cinq sœurs. Je ne vais pas gâcher ma vie! Si je l’avais fait, j’aurais assumé», implore-t-il.
Le regard de Johanna plonge, perdu, dans le bout d’élastique qu’elle malaxe entre ses mains. Son avocate réclame 20.000 euros de préjudice. Le ministère public parle d’un «traquenard». «Il y a probablement eu un dérapage. Elle a été contrainte, elle ne le voulait pas. Même s’ils ne sont pas des violeurs en série», souligne le substitut du procureur, qui réclame deux ans de prison, dont un an ferme.
Les deux garçons auraient pu encourir jusqu’à 20 ans de réclusion criminelle. Car le viol a été requalifié au cours de l’instruction en «agressions sexuelles contraintes en réunion». Les deux ou trois jours de procès en cour d’Assises se sont transformés en quelques heures d’audience en correctionnelle. Ils risquent toujours dix ans de prison.
Le jugement de ces deux affaires a été mis en délibéré au 10 octobre prochain.