« Les anneaux de pouvoir » : « C’est une fan fiction pro », selon les experts de Tolkien
INterview•Avec six épisodes diffusés sur huit, on s'approche de la fin de la première saison pour « Le Seigneur des anneaux: les anneaux de pouvoir ». Que pensent les spécialistes de Tolkien de cette adaptation?Xavier Héraud
L'essentiel
- La première saison du Seigneur des anneaux: les anneaux de pouvoir, diffusée sur Amazon Prime Video, touche à sa fin et elle divise fans et spécalistes de l'œuvre de J.R.R. Tolkien.
- Amazon ne possédant que des droits d'adaptation limités, les showrunners Patrick McKay et J.D. Payne sont obligés d'inventer des pans entiers de l'histoire.
- 20 minutes a interrogé Jean-Rodolphe Turlin, spécialiste de Tolkien pour décrypter cette adaptation.
Depuis le début de sa diffusion, la série Le seigneur des anneaux : Les anneaux de pouvoir fait débat. Si tout le monde semble à peu près s’accorder sur la réussite de l’aspect visuel, il y a en revanche moins consensus sur l’intrigue et sur la fidélité à l’œuvre de Tolkien (on ne parlera pas ici des critiques racistes sur la présence d'acteurs de différentes origines ou couleur de peau au casting).
Pour mémoire, Les anneaux de pouvoir est une sorte de préquel du Seigneur des anneaux. L’action de ces derniers se déroule au Troisième âge et l’histoire des Anneaux de pouvoir, 3000 ans auparavant, lors de ce qu’on appelle le Deuxième âge. Les anneaux de pouvoir ne sont pas développés dans un livre dédié, mais ils sont évoqués dans les appendices du Seigneur des anneaux, dans Le Silmarillion et dans Contes et légendes inachevés. Problème, Amazon ne possède les droits d’adaptation que de deux livres : Le hobbit, et Le seigneur des anneaux.
Malgré cela, Les anneaux de pouvoir est-il fidèle à Tolkien, l'auteur du Seigneur des anneaux? Pour trancher le débat, nous avons interrogé un spécialiste de l'écrivain de fantasy, Jean-Rodolphe Turlin, auteur de Promenades au pays des Hobbits (Terre de Brume, 2012), et contributeur au Dictionnaire Tolkien (Editions du CNRS, 2012, réédité chez Bragelonne en 2019). Il ne se montre pas très tendre avec la série d’Amazon, ou avec l’adaptation du Seigneur des anneaux par Peter Jackson.
Dans le podcast C’est plus que la fantasy récemment vous qualifiiez Les anneaux de pouvoir de « série paresseuse ». Vous aviez alors vu quatre épisodes. Six ont aujourd’hui été diffusés et l’épisode 6 notamment semble enfin faire avancer l’histoire. Votre opinion a-t-elle évolué ?
La série est toujours paresseuse, mais elle prend des accélérations qui sont plutôt les bienvenues, même si à mon sens on n’est pas dans une grande qualité de scénario, il y a beaucoup d’incohérences, de plus en plus, plus on avance dans la série plus elles se voient et plus elles mettent en valeur une certaine indigence de la réflexion préalable sur la construction de la série.
Un exemple ?
Les Numenoriens débarquent en Terre du Milieu avec seulement trois navires. Où sont les chevaux ? Où sont les équipements assez lourds qu’ils sont censés embarquer avec eux et qu’on voit lors de leur charge dans le village ? La bataille dans le village est assez faiblarde, mais si visuellement c’est intéressant, ça reste quand même une micro bataille entre des orques, des villageois et une équipe autour de la reine de Numenor. Ça ne fait pas très propre. C’est dommage parce qu’il y avait matière à faire quelque chose de très impressionnant avec les Numenoriens. C’est une très puissante civilisation, c’est l’Atlantide de la Terre du Milieu, ce n’est pas rien. Ils sont réputés avoir des milliers de navires, avoir à deux reprises vaincu Sauron en Terre du Milieu. C’est très étrange comme façon de procéder et de minimiser la puissance Numenorienne pour les bienfaits d’un scénario qui reste très faible.
Les appendices du Seigneur des anneaux ne sont pas très précis et complets et restent un résumé assez light de l’histoire de la Terre du Milieu. En revanche pour ce qui est de l’histoire Numenorienne, l’appendice A du Seigneur des anneaux est très complet. Visuellement, la ville de Numenor en jette, mais l’arc autour des Numenoriens est d’une faiblesse qui me laisse assis. La chronologie n’est pas absolument pas respectée. C’est comme les Vikings chez Astérix. Historiquement, les Gaulois et les Vikings ne se sont pas croisés, mais dans la BD, ils se rencontrent. C’est pareil ici. Les Numénoriens se baladent dans une espèce de parenthèse temporelle qui ne respecte ni les appendices, que les showrunners avaient pourtant la possibilité d’exploiter, ni toute l’œuvre de Tolkien et sa chronologie.
Dès lors, avec un accès limité à l’œuvre de Tolkien, était-ce une bonne idée d’adapter ?
On n’est pas devant une adaptation. Le paradoxe, c’est qu’il n’y a pas de récit, pas d’histoire à adapter. On est sur une série qui s’inspire de l’œuvre de Tolkien, qui s’en inspire de moins en moins puisqu’on n’est plus du tout dans la Terre du Milieu telle que Tolkien l’a conçue. Personne n’est dupe, c’est une affaire de gros sous, il fallait aller vite, il fallait imaginer une franchise exploitable. C’est ça l’histoire. Finalement, Tolkien n’est plus qu’un prétexte. Il fallait quelque chose chez Amazon pour concurrencer la franchise Game of Thrones.
Y a-t-il des choses réussies ? Par exemple la représentation des différents lieux…
Oui par exemple, les Harfoots [Piévelus, en français] , qui ne sont pas du tout les ancêtres des Hobbits comme on le lit un peu partout, mais qui sont une extrapolation de ce qu’auraient pu être les Hobbits 3000 ans avant Bilbo et Frodo. Mais c’est plutôt intéressant. Ils les ont imaginés comme des nomades qui se cachent des grandes gens, qu’ils soient humains ou elfes. Ça c’est tout à fait cohérent avec ce qu’on connaît des hobbits au troisième âge. En revanche, les noms sont une sorte de fan service qui tombe complètement à plat, puisqu’ils sont d’un anachronisme total. Les noms des personnages de la série sont en réalité des mélanges de noms issus du Troisième Âge. Il est très peu probable que si les Hobbits avaient pu évoluer au Deuxième Âge en terres sauvages, ils aient eu ce type de nom. Mais pourquoi pas… Là c’est le puriste qui parle, et parfois il ne faut pas écouter les puristes. Globalement, les Hobbits sont plutôt bien rendus. Ce sont des personnages attachants et d’ailleurs c’est bien dommage que les épisodes 5 et 6 ne les aient pas plus mis en valeur et que les Numénoriens aient pris tant de place pour si peu de résultat.
Pour l’instant, toujours pas d’anneaux et pas de Sauron…
La force de la série, c’est de soulever énormément de questions. Les débats autour de Halbrand, Adar et Météore Man — puisqu’on ne sait toujours pas son nom, sont plutôt amusants à lire. Lequel des trois est Sauron ? Ou est-ce que Sauron est un quatrième larron qu’on n’a pas encore vu ? De ce côté-là en termes de com, c’est plutôt réussi.
Certaines théories affirment que l’Etranger serait Gandalf.
Je n’y crois pas trop. Mais vu comme la série traite la cohérence de l’univers de Tolkien… S’ils ont cette idée-là, ce serait farfelu, ce ne serait plus du tout Tolkienien, mais après tout pourquoi pas. Ce serait même plutôt sympa dans la logique de la série d’avoir un proto-Gandalf qui apparaît de cette façon et qui se lie avec les Harfoots en écho avec ce Gandalf sera plus tard avec les Hobbits de la Comté.
Dans le podcast C’est plus que de la fantasy, vous parliez de fan fiction… c’est violent comme expression.
C’est un terme qui revient assez souvent dans les discussions entre Tolkieniens, du moins les Français, je ne l’ai pas lu ailleurs que dans les forums de discussions que je fréquente actuellement. Ça dénigre un peu le travail qui est fait autour de la série, mais en même temps il nous fallait un mot assez rapide à comprendre qui montre bien qu’on est dans une extrapolation et une invention autour de l’œuvre de Tolkien. La fan fiction, c’est un peu ça. La différence, là, c’est qu’on a un travail de professionnels et qu’avec la fan fiction on est plutôt sur un travail d’amateur. Et la fan fiction par essence elle n’est souvent pas autorisée. On n’est pas dans cette configuration-là. C’est autorisé, ils ont une licence, ils possèdent les droits. Donc c’est une fan fiction pro. L’histoire de Galadriel est totalement inventée, alors qu’elle existe réellement dans l’œuvre de Tolkien, mais ils n’ont pas le droit de l’exploiter.
A défaut d’être fidèle à la lettre, la série vous semble-t-elle au moins fidèle à l’esprit ?
Non. Là c’est le puriste qui parle. On est très très éloignés de l’intention même de Tolkien sur tout un tas de choses. Il y en a une liste trop longue pour que je puisse l’expliquer. Après, il y a Galadriel, Elrond, des nains, Sauron qui se cache et il y a des orques… On est dans l’esprit très fidèle à l’œuvre de Peter Jackson. [rires]
Cela n’a pas l’air d’être un compliment.
Je ne suis pas un fan de l’œuvre de Peter Jackson. Je n’ai pas été séduit par la première trilogie et encore moins par la deuxième. Mais en regardant la série Amazon, je me rends compte à quel point Peter Jackson avait du talent. [rires] Je suis un peu dur avec la série, mais d’épisode en épisode, je vais de déception en déception. Même en me mettant loin de l’œuvre de Tolkien pour essayer d’apprécier la série. Il y a trop d’incohérences. En ce qui me concerne il n’y a pas de suspension de l’incrédulité. Je reste tellement attentif à la moindre erreur que ça m’en gâche les épisodes.
Dans un article du Hollywood Reporter on lit que la chaîne HBO avait pitché ce qui ressemblait à une nouvelle adaptation du Seigneur des anneaux, la Tolkien Estate n’a pas retenu ce projet. Est-ce que cela ne renvoie pas à quelque chose qu’on disait souvent avant l’adaptation de Peter Jackson, à savoir que c’est inadaptable ?
Pour moi, Le seigneur des anneaux est adaptable. Il y a le film de Ralph Bakshi en 1978 qui s’appelle aussi Le seigneur des anneaux et qui en réalité ne couvre que La communauté de l’anneau et Les deux tours et qui n’a jamais pu être achevé pour des questions de crédit et de succès relatif. C’est un dessin animé assez frustrant, qui a mal vieilli, qui n’a pas de fin, mais qui reste assez fidèle au récit Tolkienien des deux premiers tomes du Seigneur des anneaux. Donc il y avait quelque chose à faire. Pour moi, c’est adaptable.
Une adaptation ce n’est pas forcément quelque chose qui est collé au récit. On peut avoir de bonnes adaptations qui reprennent le pitch de l’œuvre et qui brodent autour en respectant la vision de l’auteur. Cela arrive, on a parfois de bonnes adaptations. Par exemple l’adaptation avec Gérard Depardieu du Comte de Monte Cristo est très bonne. Elle ne suit pas à la lettre le récit d’Alexandre Dumas mais elle est puissante et Depardieu est formidable dans le rôle d’Edmond Dantès. Un bon réalisateur, avec un bon scénario et un bon budget pourrait faire quelque chose de grandiose du Seigneur des anneaux, sans forcément tomber dans le piège de faire trois fois trois heures. A titre d’exemple, il y a un dessin animé fait pour la télévision, qui se nomme The Return of the king, fait par les producteurs Rankin et Bass, en 1980. Le pitch c’est Frodo qui vient rendre visite à Bilbo chez Elrond après la guerre de l’anneau. Il y a un ménestrel qui raconte les aventures de Frodo, mais uniquement dans la partie Mordor, c’est-à-dire la fin des Deux tours et Le retour du roi et il explique comment Frodo a pu détruire l’anneau avec l’aide de Sam tout en étant confronté aux orques et à toutes les difficultés qu’il a pu rencontrer dans le Mordor jusqu’à la guerre finale avec Gollum. C’est totalement étrange, on est dans les années 70, c’est très musical, puisqu’il y a une chanson toutes les trois minutes, les dessins sont moches, mais l’adaptation est très intelligente. Voilà une adaptation réussie. C’est très fidèle à l’œuvre de Tolkien. C’est réussi là où Peter Jackson a échoué. Même à la fin quand Frodo pousse Gollum dans le cratère avec l’anneau, c’est complètement à contre-pied de ce que voulait démontrer Tolkien en faisant tomber l’anneau par malchance, parce que Gollum a trébuché. Pour moi on peut faire une grande adaptation. Mais à ce jour, elle reste à faire.
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