Chenilles : Leurs processions pourraient-elles devenir de plus en plus complexes ?
SUIVEZ LE GUIDE•Découvrez, chaque jour, une analyse de notre partenaire The Conversation. Ce mercredi, un universitaire observe les déplacements de ces larves de papillons20 Minutes avec The Conversation
L'essentiel
- Le comportement de chaque chenille est simple et la trajectoire suivie par la procession est identique à celle de la chenille de tête, selon notre partenaire The Conversation.
- L’on peut, du coup, se demander si la tête de la procession est une chenille comme les autres ?
- Cette analyse a été menée par Philippe Collard, professeur émérite en Systèmes complexes à l’Université Côte d’Azur.
En file indienne, à la queue leu leu : les processions sont partout, de la file d’attente devant un guichet, aux moutons de Panurge, et bien sûr, chez les chenilles processionnaires du pin.
Étudier leur comportement servira ici de prétexte pour plonger dans le monde des systèmes complexes, où « le tout est plus que la somme de ses parties » : des comportements individuels émergeront les motifs non triviaux qui régissent le comportement collectif sans pour autant devoir être attribués aux propriétés des parties ; et, en retour, les structures émergentes globales affecteront le comportement individuel.
Chez les chenilles processionnaires du pin, « le tout » est dans la tête
On s’intéresse ici au déplacement des chenilles du pin de la sortie de leur cocon au point d’enfouissement. Dans ses Souvenirs, publiés en 1899, l’entomologiste français Jean-Henri Fabre écrivait :
« « La chenille en tête de la série sonde des mandibules, laboure un peu, s’informe du terrain. Où la première a passé, toutes les autres passent, en file régulière, sans intervalle vide. Elles cheminent sur un seul rang, en cordon continu, chacune touchant de la tête l’arrière de la précédente. Il n’y a qu’une volonté, celle du chef de file. Il n’y a qu’une seule tête, pour ainsi dire ; la procession est comparable à la chaîne de segments d’un énorme annélide [ndlr : ver de terre]. » »
Ici, il n’y a pas encore de complexité : le comportement de chaque chenille est simple et la trajectoire suivie par la procession est identique à celle de la chenille de tête. Une simulation computationnelle où chaque chenille est représentée par un agent virtuel permet de visualiser la conséquence des comportements individuels sur la forme d’une procession.
Jean-Henri Fabre fait référence à un changement d’échelle d’observation en passant des chenilles-individus à la procession-individu qu’il assimile à un énorme ver de terre. Ce changement de point de vue est une étape clé dans l’étude des systèmes dynamiques ; il pourrait, par exemple, nous conduire ici à simuler non plus une seule procession mais une population de processions afin de savoir ce qu’il adviendrait si deux processions interagissaient lors d’un croisement.
La tête de la procession est-elle une chenille comme les autres ?
Une manière de répondre à cette question est d’observer ce qui se passe si la chenille de tête croise la procession avant d’atteindre le point d’enfouissement. Pour cela, Jean-Henri Fabre a « forcé » la chenille de tête à revenir sur la procession en la titillant avec un bâton – une démarche courante chez les éthologistes, qui consiste à détourner un comportement naturel pour valider ou infirmer une hypothèse.
Une simulation computationnelle réalisée dans un paysage virtuel totalement plat et sans aucun obstacle permet de conforter les observations de Jean-Henri Fabre : à terme, la procession parcourt immuablement un circuit fermé. Toutes les chenilles, y compris la tête, ont bien le même jeu de comportements qui se déclenche en fonction des circonstances.
« Forcer » la chenille de tête à revenir sur la procession induit in fine une influence de chaque agent sur lui-même ; il en résulte un rétrocontrôle de la forme globale de la trajectoire sur le comportement local de chaque individu. Cela illustre un phénomène d’« immergence » où la relation causale est inversée, le comportement du tout affectant le comportement des parties.
Pourquoi les chenilles du pin suivent-elles leur leader ?
Afin de comprendre pourquoi l’observation de Jean-Henri Fabre « Elles cheminent […] chacune touchant de la tête l’arrière de la précédente » est déterminante, nous allons supposer qu’il s’écoule un laps de temps entre la sortie de deux individus. Une nouvelle simulation computationnelle permet d’observer qu’alors la trajectoire de la tête et la forme de la procession sont décorrélées : la procession finit par suivre le chemin le plus direct entre les points de départ et d’arrivée.
La ligne droite étant le chemin le plus court entre deux points, on peut dire que, sans le savoir, sans le vouloir, les insectes virtuels ont résolu de façon décentralisée un problème d’optimisation.
Nous venons ainsi de franchir un petit pas vers la complexité : un tel problème est trivial dès lors qu’il est exprimé par un agent possédant une compréhension globale de son environnement mais devient un défi s’il doit être « résolu » par un ensemble d’entités en interaction possédant des capacités de perception et d’action rudimentaires.
Au-delà de l’optimalité, la forme linéaire émergente, indépendante de toute forme initiale suivie par l’agent de tête, possède une propriété inhérente de symétrie, caractéristique souvent observée pour les formes résultant d’un processus de morphogenèse (ensemble des lois qui déterminent la forme des organismes).
De plus, sous l’hypothèse que la vitesse de déplacement est constante, le mathématicien Alfred Bruckstein a pu déduire, via un calcul à base d’équations différentielles, le comportement global, à terme, de la procession, à partir du comportement des individus. On dira donc qu’il s’agit d’une « émergence faible » car la connaissance des micro-éléments permet celles du macro-élément.
Vers des formes plus complexes…
Prenons maintenant quelques libertés avec la réalité des chenilles du pin et l’hypothèse d’Alfred Bruckstein en simulant une boucle de chenilles processionnaires virtuelles pour lesquelles la vitesse de déplacement, identique pour tous les individus, est bornée et varie au cours du temps.
Pour spécifier la manière dont la vitesse varie, il suffit de préciser la relation entre la vitesse à l’instant courant et la vitesse à l’instant précédent. Pour cela nous utilisons la « fonction logistique » (en langage mathématique, une telle fonction s’écrit f (x) = a. x. (1-x), où le paramètre de contrôle a est compris dans l’intervalle 0 à 4, pour x entre 0 et 1). À chaque valeur du paramètre correspond un modèle particulier d’évolution de la procession.
Les simulations computationnelles montrent que la longueur de la procession dépend du paramètre a et évolue dans le temps vers des « attracteurs » fixes, périodiques ou chaotiques.
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De plus, on peut observer l’émergence de motifs aux formes complexes. L’image et la vidéo ci-dessus illustrent ce résultat en présentant tout un bestiaire de processions en boucle possédant des symétries axiales ou centrales qui, bien que stables, sont continuellement animées de mouvements de rotation et/ou translation qui induisent des structures cycliques. La variété des formes résulte du modèle d’évolution et des positions initiales aléatoires des chenilles virtuelles.
Cette analyse a été rédigée par Philippe Collard, professeur émérite en Systèmes complexes à l’Université Côte d’Azur.
L’article original a été publié sur le site de The Conversation.