ANTHROPOPHAGIELes premiers hommes étaient-ils tous cannibales ?

Cannibalisme : Les premiers hommes avaient-ils l’habitude de s’entre-dévorer ?

ANTHROPOPHAGIEDécouvrez, chaque jour, une analyse de notre partenaire The Conversation. Aujourd’hui, un universitaire s'interroge sur un possible cas de cannibalisme il y a deux millions d’années
20 Minutes avec The Conversation

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L'essentiel

  • La présence de stries sur un crâne d’australopithèque vieux de 2,4 millions d’années pourrait suggérer un acte de cannibalisme, selon notre partenaire The Conversation.
  • Mais qu’il ait obéi à des fins alimentaires, politiques, rituelles et/ou culturelles, le cannibalisme des premiers représentants du genre Homo n’était probablement pas enraciné.
  • L’analyse de ces recherches a été menée par Raphaël Hanon, post-doctorant en archéozoologie et taphonomie à l’Université du Witwatersrand (Johannesburg, Afrique du Sud) et au Muséum national d’histoire naturelle (Paris)

Il s’agit de l’ultime transgression, celle qui consiste en la consommation d’un individu de sa propre espèce. Au-delà de l’acte en lui-même, un symbolisme sous-jacent lui est parfois attribué, pouvant représenter une assimilation de l’autre et de ses spécificités. L’usage du cannibalisme est alors considéré comme inhumain, conduisant à une déshumanisation et une condamnation des peuples qui le pratiquent.

Toutefois, les experts s’accordent sur ce point, le phénomène cannibale est un système complexe. Mais d’où provient cette pratique ?

Au cours de l’année 2000, trois éminents chercheurs américains ont publié la description de traces observées à la surface d’un os d’Hominina vieux de 2,4 millions d’années. Dans l’ article publié au sein de l’American Journal of Physical Anthropology, les auteurs émettent l’hypothèse qu’il s’agirait des plus anciennes traces avérées de la pratique du cannibalisme dans la lignée humaine.

Australopithèques ou Homo : les premiers cannibales ?

En août 1976, les paléoanthropologues Alan R. Hughes et Philip V. Tobias découvrirent un crâne, nommé Stw 53, partiellement conservé provenant du célèbre site de Sterkfontein en Afrique du Sud. Il s’agit en réalité d’un véritable puzzle puisque neuf pièces sont identifiées comme appartenant au même spécimen incomplet.

À partir de l’étude de son anatomie, l’individu appartient vraisemblablement à la sous-tribu des Hominina (la sous-tribu des Hominina regroupe l’ensemble des taxons appartenant à la lignée humaine depuis sa séparation avec celle des chimpanzés). Avec la sous-tribu des Panina, correspondant à notre groupe frère qui regroupe les représentants de la lignée des chimpanzés, ils forment la tribu des Hominini. Les spécialistes ne sont pas encore certains de devoir placer la séparation des deux lignées au niveau de la tribu Hominini/Panini ou de la sous-tribu Hominina/Panina. Toutefois, l’identification exacte du crâne fait débat. Au moment de sa découverte, il fut attribué au genre Homo, appartenant probablement à l’espèce H. habilis.

Par la suite, d’autres travaux suggérèrent qu’il serait en réalité plus proche du genre Australopithecus. Mais à partir d’études cladistiques, qui permettent la reconstruction d’arbres phylogénétiques, croisées à des approches d’ anatomie comparée, il semblerait bien que nous soyons face à un représentant de l’espèce H. habilis.

Au-delà de son attribution taxonomique, la datation du crâne est également incertaine. Cela est notamment dû à la difficulté que nous avons à dater correctement les dépôts à la stratigraphie très complexe, c’est-à-dire l’empilement des couches sédimentaires, souvent bouleversé, que nous retrouvons dans les grottes sud-africaines. En prenant en compte l’ensemble des âges proposés pour ce fossile, il apparaît que ce dernier se serait enfoui au sein de la grotte entre 2,6 et 1,5 millions d’années.

Proposition de reconstruction du crâne Stw 53 selon les travaux de Curnoe et Tobias (2006) © Wikimedia CC BY-SA

Au cours de la fin des années 1980 et des années 1990, trois chercheurs américains ont examiné le crâne à la loupe. Ils découvrirent alors une série de courtes stries linéaires sur la face interne de l’ os zygomatique (la nomenclature anatomique varie selon le groupe taxinomique étudié. Chez les vertébrés non humains, l’os zygomatique est communément appelé l’os jugal ou malaire. Il correspond à l’os des pommettes. Selon eux, ces stries correspondent à des « marques de découpe infligées par un outil lithique tel que le bord tranchant d’un éclat ». Les stries sont situées sur la région d’insertion du muscle masséter (masseter) qui participe au mouvement de la mandibule (appareil manducateur) et permet ainsi la mastication.

La présence de stries dans cette région bien précise du crâne indiquerait alors une volonté de désarticulation de la mandibule. Les auteurs suggèrent plusieurs hypothèses pour expliquer la présence de ces stries comme le cannibalisme, un acte d’entretien du corps et/ou un acte funéraire. Ces hypothèses ont d’importantes implications concernant les comportements des premiers représentants du genre Homo car ces stries représenteraient les premières modifications osseuses d’origine anthropique observées sur des fossiles humains. Hormis Sterkfontein, le plus ancien site ayant livré des restes d’Hominina avec de telles traces proviennent du site de Gran Dolina, à Atapuerca en Espagne, et sont datés seulement entre 900 000 et 800 000 ans.

Détails des marques observés à la surface du fossile Stw 53 © S. Prat (CNRS)

C’est pourquoi en 2015, nous avons décidé de percer à jour le mystère de Stw 53. Notre question était donc la suivante : les traces observées à la surface du fossile sont-elles bien des marques de découpe d’origine anthropique ? Afin de tester l’hypothèse de l’équipe américaine, nous devions mettre en place un protocole visant à vérifier si ces traces peuvent être uniquement créées par l’intervention humaine ou bien également par d’autres processus. En d’autres termes, est-il envisageable que ces marques soient créées par des phénomènes physiques naturels ou biologiques ?

Parmi ces phénomènes, nous pensons notamment aux carnivores, qui ont joué un rôle majeur dans l’accumulation et la modification des restes osseux retrouvés dans les grottes sud-africaines. Les grands rongeurs, comme le porc-épic, peuvent aussi laisser des traces sur les os en les rongeant. Enfin, le fossile aurait pu subir une compression importante dû à l’accumulation des sédiments au sein de la grotte (compression sédimentaire) ou du passage répété d’animaux (piétinement), couplé à la présence de nombreux petits éclats de pierre autour de lui, et ainsi conserver la cicatrice éternelle du temps passé.

Dans un premier temps, nous avons obtenu un moulage du crâne en résine de haute précision que nous avons observé à l’aide de loupe binoculaire ainsi que de microscope électronique à balayage. Cela nous a permis d’obtenir des photos de très haute résolution et ainsi décrire au mieux les caractéristiques morphologiques des traces.

Dans un deuxième temps, nous avons appliqué la même méthode d’observation à des restes osseux conservés au sein de la taphothèque de l’Institut de Paléontologie humaine (IPH) de Paris (une taphothèque est une collection d’objets biologiques ou minéraux documentant l’action de divers phénomènes). Dans le cas de la taphothèque de l’IPH, il est possible d’observer des ossements portant des traces d’outils en silex (marques de boucherie), de crocs de carnivore, de dents de rongeurs ou encore de racines de plantes.

Mise en place de l’expérimentation de piétinement. Des ossements de porc ont été placés au sein de différents sédiments, ici de la farine qui est un sédiment neutre non abrasif, dans lesquels sont disposés des éclats de silex © Raphaël Hanon

Nous avons sélectionné des restes portant des marques anthropiques, de carnivores et de rongeurs. Dans un troisième temps, nous avons conçu une expérimentation visant à recréer des marques de piétinement et de boucherie. Pour cela, nous avons disposé des ossements de porcs dans des bacs de sédiments dans lesquels nous avions parfois mélangé des éclats de silex. Puis, nous avons volontairement marché à de multiples reprises dans ces bacs afin de recréer un effet de « piétinement » à plus petite échelle. La boucherie a également été effectuée à l’aide d’éclats de silex provenant de la région où a été découvert le fossile, afin de se rapprocher le plus possible des conditions originelles. Les marques issues de l’expérimentation ont ensuite été analysées à l’aide de la même méthodologie que celle appliquée pour le fossile Stw 53. Les résultats issus de notre analyse montrent que la variation morphologique des marques observées sur Stw 53 sont cohérents avec une origine naturelle, non anthropique.

D’autres sources d’information, contextuelles cette fois-ci, convergent également vers notre hypothèse. Clarke a notamment mis en avant la présence d’un bloc de silex proche du crâne lors de sa découverte, qui pourrait être la cause de l’origine des marques. De plus, s’il s’agit bien d’un acte de désarticulation de la mandibule, pourquoi ne retrouvons-nous pas des marques également sur l’os temporal conservé ? Une ablation du muscle masséter nécessiterait un traitement de ces deux attaches, sur le temporal et le zygomatique, ce qui ne semble pas être le cas ici.

Photographie du « Cradle of Humankind » en Afrique du Sud, la région dans laquelle a été trouvé le fossile Stw 53 © Raphaël Hanon

Enfin, nous observons une absence de traces anthropiques sur restes d’Hominina jusqu’à 900–800 000 ans, ainsi, la validation d’une hypothèse exceptionnelle demande des faits exceptionnels. Nous faisons face ici à une étonnante convergence de preuves vers une origine naturelle des marques observées sur ce crâne. En prenant le parti d’appliquer le principe du rasoir d’Ockham, ou du principe de parcimonie, il est préférable de conserver l’hypothèse la plus économique en supposition.

Aujourd’hui, tous cannibales ?

Le titre de cet article est librement inspiré d’un texte publié en 1993 par Claude Lévi-Strauss. Apostrophé « Nous sommes tous des cannibales », l’article abordait les différentes modalités du cannibalisme et questionnait son instrumentalisation, sa barbarisation, de la part des sociétés occidentales pour servir leurs intérêts.

Il évoquait ainsi, d’un point de vue ethnologique, la place que pourraient avoir les greffes ou les transfusions sanguines dans une définition large du cannibalisme. Il en venait ainsi à la conclusion que le cannibalisme avait été revêtu d’un habit diabolique, parfois sans raison, devenant ainsi un outil de jugement et de justification envers l’asservissement de certaines populations humaines. On en vient donc à justifier un acte violent par un autre.

Claude Lévi-Strauss écrivait dans cet article :

« « Inversons cette tendance et cherchons à percevoir dans toute leur extension les faits de cannibalisme. Sous des modalités et à des fins extraordinairement diverses selon les temps et les lieux, il s’agit toujours d’introduire volontairement, dans le corps d’êtres humains, des parties ou des substances provenant du corps d’autres humains. Ainsi exorcisée, la notion de cannibalisme apparaîtra désormais assez banale. » »

Comment le cas archéologique du crâne Stw 53 s’articule-t-il au sein de ce débat ? L’attribution d’un acte cannibalique aux australopithèques, ou bien même aux premiers représentants du genre Homo, c’est en partie accepter l’hypothèse d’un enracinement du cannibalisme au sein de notre histoire évolutive, que celui-ci soit à des fins alimentaires, politiques, rituelles et/ou culturelles. Toutefois, comme nous l’avons vu, cette hypothèse se confronte de facto à notre vision déformée du phénomène cannibale, souvent imaginé à tort comme un phénomène extrêmement violent. Ce passé violent et sanguinaire de l’humanité n’est pas sans rappeler la théorie du « singe tueur » de Raymond A. Dart.


Notre dossier « Cannibalisme »

Toutefois, les données archéologiques et ostéologiques ne permettent pour le moment pas d’affirmer l’existence de la pratique d’un cannibalisme chez les premiers représentants du genre Homo. Le registre fossile indique donc que le cannibalisme n’est pas une pratique commune à l’ensemble de la lignée humaine, ni même au sein du genre Homo. Cette pratique apparaît, selon les données actuelles, aux alentours de 800 000 ans chez Homo antecessor, et sera plus intensément mise en œuvre par H. neanderthalensis.

Ainsi, presque trente ans après l’article de Lévi-Strauss, nous pouvons toujours nous poser cette question : sommes-nous, in fine, tous cannibales ? L’archéologie a ses limites et nous laissons à partir d’ici la question ouverte à la philosophie.

Cette analyse a été rédigée par Raphaël Hanon, post-doctorant en archéozoologie et taphonomie à l'Université du Witwatersrand (Johannesburg, Afrique du Sud) et au Muséum national d’histoire naturelle (Paris).
L’article original a été publié sur le site de The Conversation.



Déclaration d’intérêts

Raphaël Hanon a reçu des financements du DST-NRF Centre of Excellence in Palaeosciences.