La parole serait antérieure à l’apparition d’Homo sapiens… et ce sont les singes qui nous le disent !
ÉVOLUTION•Découvrez, chaque jour, une analyse de notre partenaire The Conversation. Aujourd’hui, deux chercheurs nous expliquent l’intérêt de l’observation des vocalisations de singes20 Minutes avec The Conversation
L'essentiel
- De récentes études suggèrent que l’apprentissage de la parole (chez les humains) pourrait être antérieur à l’apparition d’Homo sapiens, selon notre partenaire The Conversation.
- La théorie selon laquelle un pharynx sous-développé interdirait la production de certaines voyelles est en effet désormais remise en question.
- L’analyse de ce phénomène a été menée par Louis-Jean Boë, chercheur en Sciences de la parole au GIPSA-lab (CNRS) à l’université Grenoble Alpes, et Thomas R. Sawallis, chercheur invité au New College d’Arts et Sciences de l’Université d’Alabama.
Avec sept collègues chercheurs, nous venons de réaliser un travail inédit : une revue de question pluridisciplinaire publiée dans Science Advances, présentant les 50 dernières années de recherche et de controverses concernant la capacité des singes à produire des vocalisations comparables à des voyelles, avec une question en point d’orgue : depuis quand nos ancêtres ont-ils commencé à utiliser leur conduit vocal pour parler ?
Dans le livre « La planète des singes », de P. Boulle, les singes sont doués de parole quand les humains en sont privés (extrait du film tiré du roman - réal : F. J. Schaffner - 1968) © Swashbuckler Films
Parmi tous les primates, les humains sont les seuls à posséder un système de communication qui, en combinant un petit nombre d’unités sonores (les voyelles et les consonnes), permet de générer une infinité d’énoncés porteurs de sens. Pour cerner l’émergence de cet Homo sapiens, les fossiles permettent de dater approximativement son existence à quelque 200 000 ans ; mais, pour la parole, on ne dispose pas, hélas, d’enregistrements de cette époque. Depuis peu, l’analyse des vocalisations des singes permet de déceler les prémices de l’émergence de la communication grâce à un répertoire de sons et de faire de nouvelles hypothèses.
Des singes qui n’arrivent pas à parler
Les chimpanzés qui sont proches de nous dans l’arbre de l’évolution peuvent-ils apprendre à parler ? Pour répondre à cette question, des couples de chercheurs américains ont imaginé le protocole du chimpanzé élevé à la maison, comme et avec leur bébé du même âge.
En 1933, Gua, élevée avec et comme Donald, l’enfant de la famille Kellog, n’arrive pas à produire un seul mot après neuf mois de bain linguistique. En 1952 le couple Hayes élève Viki avec et comme leur bébé. Elle est plus loquace que Gua : elle babille, mais peu, puis s’arrête à cinq mois et n’arrivera finalement à prononcer approximativement que cinq mots – papa, mama, cup, up, tea – sans toujours les utiliser à bon escient, et sans arriver à les assembler en une phrase.
Un verrou anatomique ?
À partir de 1969, dans une série d’articles, un chercheur américain Philip Lieberman a proposé, avec la théorie de la descente du larynx, une raison anatomique simple pour expliquer cet échec. En comparant le conduit vocal de l’humain à celui des singes, il fait remarquer que, par rapport à leur bouche, ces derniers ont un petit pharynx, lié à la position haute de leur larynx. Au cours de l’évolution, le larynx de l’homme moderne est descendu (par rapport à la colonne vertébrale) alors que celui du singe est resté haut perché, ce qui l’empêcherait de produire des sons de parole différenciés.
Position comparée du larynx chez le singe et chez l’humain © L.-J. Boë (via The Conversation)
Sans un grand pharynx les singes ne pourraient pas produire les trois voyelles /i a u/ comme dans les mots fi, fa, fou qui sont les trois voyelles les plus différenciées, présentes dans la quasi-totalité des langues du monde. En fait cette théorie ne résiste pas à l’analyse que l’on peut faire à la lumière des connaissances actuelles sur la production de la parole.
Comment produit-on des voyelles ?
La production de la parole recrute un ensemble anatomique qui sert d’abord à assurer les fonctions vitales : respirer, téter, sucer, mastiquer et avaler (sans s’étouffer en fermant nos cordes vocales). Au cours de l’évolution, ces parties du corps ont été détournées, tout en les conservant intactes, pour jouer de l’instrument vocal.
Les sons de la parole sont produits par la vibration des cordes vocales qui sont au bas du pharynx, ce signal source est modifié par la forme du conduit vocal et émis au niveau des lèvres. En fait ce ne sont pas les cavités anatomiques invoquées par Philip Lieberman (bouche et pharynx) qui sont à relier avec la production des voyelles, c’est la forme globale du conduit vocal. Celle-ci est déterminée, pour l’essentiel, par la position de la langue, de la mandibule et des lèvres grâce à un contrôle précis au niveau des zones marquées par un point bleu dans la figure ci-dessous, c’est-à-dire le rétrécissement dans le conduit vocal et l’ouverture aux lèvres.
Les différents sons en fonction de la position du conduit vocal et des lèvres © L.-J. Boë (via The Conversation)
L’analyse acoustique des sons de parole permet de représenter les voyelles comme un triangle, avec /i a u/ à ses extrémités : ce sont les voyelles les plus éloignées les unes des autres (d’un point de vue acoustique, perceptif et d’opposition des positions du conduit voval et des lèvres). Les autres voyelles sont disposées sur les bords du triangle et aussi l’intérieur quand il y en plus de sept.
Représentation des différentes voyelles © L.-J. Boë (via The Conversation)
Les vocalisations des singes : des fossiles audio ?
Le crâne des fossiles des singes n’a pratiquement pas évolué depuis plusieurs millions d’années. Les vocalisations des singes actuels seraient donc en quelque sorte des vocalisations fossiles. Ce sont de bons candidats pour tenter de comprendre comment elles ont pu se transformer en un système de parole.
On peut raisonnablement faire l’hypothèse qu’un système de communication, à l’aide de vocalisations, s’est mis en place au cours des 20 millions d’années d’évolution qui nous séparent des ancêtres communs que nous partageons avec les singes.
Des publications récentes ont fait la preuve que les singes ont un système de communication qui associe des vocalisations différenciées à des situations éthologiques différentes. L’analyse de ces vocalisations est délicate car les babouins font vibrer leurs cordes vocales dans une gamme de fréquences beaucoup plus grande que celle des hommes, des femmes et même des enfants ; d’autre part leur conduit vocal est plus court. Il est très difficile à la simple écoute de comparer ces vocalisations à des sons humains.
Le cri « wahoo » d’un babouin (Katherine Kenneth)
Seule l’analyse acoustique avec un traitement de normalisation peut révéler de quelles voyelles ces sons sont proches. Nos résultats montrent que les vocalisations des différents « cris » appelés par les primatologues grunts (grognements), copulation calls (appels à copulation), wahoo (décomposé en wa- et -hoo), yak (sorte de caquetage) et bark (sorte d’aboiement) se répartissent dans l’espace des voyelles entre /i a u/ : leur conduit vocal a bien été modifié pour générer des sons correspondant à des voyelles différentes dans des situations différentes, cela malgré un larynx en position haute, ce qui invalide la théorie de la descente du larynx.
Vocalisation de chimpanzés © L.-J. Boë (via The Conversation)
Pourquoi 50 ans de controverses ?
D’abord, la théorie de Philip Lieberman est tombée à pic pour proposer une explication à l’échec du protocole du chimpanzé élevé à la maison. Les primatologues ont, dans leur très grande majorité, adopté la théorie. Elle s’est propagée aussi dans le milieu des anthropologues dans la mesure où au début des années 1970, Néandertal était encore considéré comme un rustre qui ne pouvait pas être doué de parole. Alors que maintenant ses capacités cognitives ont été réévaluées sans qu’on ait fait vraiment la preuve qu’il pouvait échanger par la parole avec son cousin et sa cousine Homo sapiens.
À cette époque aussi, les vocalisations des bébés, très difficiles à analyser acoustiquement, n’étaient pas bien connues. Pour pouvoir mettre en défaut cette théorie, il fallait réunir plusieurs équipes pluridisciplinaires, couvrant tous les domaines auxquels elle faisait appel (pour le moins : sciences de la parole, primatologie, anthropologie physique, anatomie, modélisation du conduit vocal), domaines de la recherche qui restent encore très cloisonnés.
Notre dossier « Singes »
Avec le recul, cette théorie peut être considérée comme un cas d’école de la contagion des idées, étudiée par des spécialistes de la représentation mentale.
Il reste maintenant à relancer les études sur la production vocale des singes qui manifestement ont encore beaucoup à nous apprendre sur l’émergence de la parole et l’évolution des capacités cognitives.
Cette analyse a été rédigée par Louis-Jean Boë, chercheur en Sciences de la parole au GIPSA-lab (CNRS) à l’université Grenoble Alpes, et Thomas R. Sawallis, chercheur invité au New College d’Arts et Sciences de l’Université d’Alabama.
L’article original a été publié sur le site de The Conversation.