Avec le moiré de graphène, les effets d’optique s’invitent dans le monde quantique
ÉLECTROMAGNÉTISME•Découvrez, chaque jour, une analyse de notre partenaire The Conversation. Aujourd’hui, deux chercheurs nous expliquent les promesses d’une récente découverte en physique de la matière condensée20 Minutes avec The Conversation
L'essentiel
- Deux couches de graphène empilées selon un angle dit « magique » conduisent l’électricité sans aucune résistance, selon une étude publiée par notre partenaire The Conversation.
- On peut donc imaginer produire, dans un avenir proche, une infinité de nouveaux matériaux artificiels avec des propriétés électroniques originales.
- L'analyse de cette découverte a été menée par Florie Mesple, doctorante en matière condensée au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et Vincent Renard, maitre de conférence en physique à l'Université Grenoble Alpes (UGA).
La communauté des chercheurs en physique de la matière condensée est en ébullition. Au printemps 2018, une équipe du MIT aux USA a apporté la preuve que deux couches de graphène empilées l’une sur l’autre peuvent devenir supraconductrices lorsqu’elles sont tournées l’une par rapport à l’autre d’un angle dit « magique ». Dans cette configuration un peu spéciale, les électrons s’apparient pour conduire l’électricité sans aucune résistance.
La nouveauté : ce phénomène émerge, car la superposition des réseaux atomiques engendre un « moiré », comme lorsque deux étoffes sont superposées. Bientôt deux ans depuis cette découverte ; essayons de comprendre plus en détail ce qui excite les chercheurs.
Le graphène, un cristal à part
Quel est le point commun entre le diamant et le graphite ? Chacun de ces cristaux est composé uniquement d’atomes de carbone. Comment se fait-il alors que le diamant soit transparent et ne conduise pas l’électricité alors que le graphite est noir et très bon conducteur ? Pour le comprendre, il faut s’intéresser à l’organisation microscopique des atomes. Dans le diamant, chaque atome de carbone mobilise ses 4 électrons disponibles pour former 4 liaisons fortes avec ses voisins. Dans le graphite, les atomes de carbones ne font que trois liaisons fortes avec des voisins situés dans un même plan, si bien qu’il reste un électron par atome disponible pour transporter l’électricité. Chaque couche de graphite, isolée, s’appelle du « graphène ».
Différents cristaux de carbone sont formés en fonction du nombre de liaisons entre les atomes de carbone. Dans cette vue artistique les atomes sont représentés par des boules noires et les liaisons par des tiges grises © F. Mesple, V. Renard/UGA
Le graphène a été isolé pour la première fois il y a 17 ans à partir du graphite ce qui a valu à Kostia Novoselov et Andre Geim le prix Nobel en 2010. Cette découverte démontrait qu’un cristal bidimensionnel pouvait être stable et que les électrons libres dans ce cristal sont tout à fait uniques : ils se comportent comme s’ils n’avaient pas de masse –, exactement comme les photons, les particules porteuses de la lumière. De plus, ils sont très difficiles à ralentir, si bien que le graphène est un des meilleurs conducteurs d’électricité connus. Ainsi, ce n’est pas le type d’atomes qui fait la différence entre le graphène et le diamant, mais bien la façon dont ils sont arrangés.
Empiler deux couches pour « arrêter » les électrons du graphène
Plus récemment, les chercheurs ont trouvé un moyen de créer de nouveaux cristaux totalement artificiels en empilant plusieurs couches de graphène. La technique utilisée est très simple, du moins en théorie : récupérer le cristal bidimensionnel (la couche de graphène, donc) sur un film polymère puis le déposer sur une autre couche. Si les couches ne sont pas parfaitement alignées, la superposition des réseaux atomiques des deux couches introduit une nouvelle périodicité, qu’on appelle un « moiré ».
Les chercheurs ont trouvé une méthode d’empiler des cristaux bidimensionnels les unes sur les autres. L’image de droite montre une couche de graphène sur le point d’être transférée sur une autre à partir d’un film polymère © F. Mesple, V. Renard/UGA
Qui dit nouvelle périodicité, dit cristal d’un nouveau type, et de nouvelles propriétés. Celles-ci sont déterminées par l’angle de rotation entre les couches.
Alors que pour les grands angles entre les couches de graphène, le moiré reste simplement une curiosité, il est capable de ralentir fortement les électrons inarrêtables du graphène lorsque l’angle est petit. Il peut même les stopper complètement quand l’angle entre les couches est proche de la valeur dite « magique » de 1,1°.
Un moiré qui apparaît quand deux couches de graphène sont superposées avec une rotation. Il donne naissance à de nouveaux états de la matière lorsque l’angle de rotation entre les couches est proche de 1° © F. Mesple, V Renard/UGA
Ce résultat peut sembler incroyable : et si on mettait deux autoroutes l’une sur l’autre pour stopper les voitures trop rapides ?
À l’arrêt, les électrons jouent collectif et sont dans tous leurs états
Mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Les électrons sont en effet des particules chargées électriquement qui suivent la loi de Coulomb : en 1785, le physicien Charles-Augustin Coulomb explique que des charges de même signe se repoussent. Ainsi, les électrons libres s’évitent, un peu comme une foule cherchant à respecter la distanciation sociale en pleine crise de la Covid-19. Si une personne bouge, le reste de la foule doit ajuster sa position pour respecter une distance d’un mètre.
Ce comportement collectif est dit « corrélé ». Il nécessite que les électrons puissent bouger pour s’éviter, ce qui est en général possible dans un métal. Mais ce n’est pas le cas dans la bicouche de graphène tournée de 1,1°, dans laquelle les électrons sont contraints d’interagir. Pour réduire leurs interactions, ils se réorganisent donc dans de nouveaux états aux propriétés particulières.
Les électrons possèdent aussi un spin, c’est-à-dire une propriété intrinsèque qui les fait se comporter comme de petits aimants. Il est parfois préférable d’aligner leurs spins pour minimiser leurs interactions. Ainsi, un matériau peut devenir magnétique sous l’effet des interactions entre les électrons.
Dans d’autres situations, les électrons peuvent préférer se réorganiser et former un état isolant. On appelle ce genre de systèmes un isolant de Mott, en honneur à Nevil Mott qui comprit le premier que contrairement aux isolants usuels comme le diamant dont le caractère isolant provient directement de la périodicité du cristal, dans ce genre de matériaux elle découle plutôt de la répulsion Coulombienne.
Une troisième possibilité est l’état supraconducteur, où le courant électrique circule sans aucune résistance.
Image au microscope à effet tunnel d’un moiré de graphène. L’image fait 19x11 nm² © L. Huder & V. Renard/UGA
Selon les conditions de l’expérience, par exemple la température, la pression, la densité d’électrons, l’un de ces différents états de la matière peut émerger. Ces trois états électroniques ont été observés dans les bicouches de graphène tournées : la supraconductivité, les isolants dits « de Mott », et le magnétisme. C’est cette versatilité qui crée une grande excitation de toute la communauté scientifique : ce système constitue une nouvelle porte pour répondre à de nombreuses questions qui demeurent sur cette physique des électrons corrélés.
Et pourquoi pas d’autres matériaux que le graphène ?
De nombreuses équipes se plongent dans ces questions, diversifiant du même coup le sujet de recherche qui va probablement révéler de nouvelles surprises.
Nous avons par exemple montré que les déformations d’une couche par rapport à l’autre ont un fort impact sur cette physique.
Notre dossier « Science physique »
Mais ce n’est pas tout, car depuis la découverte du graphène, toute une nouvelle famille de cristaux bidimensionnels a été découverte. Ils sont constitués de différents types d’atomes organisés de diverses manières (par exemple le disulfure de molybdène ou le nitrure de bore hexagonal) et leurs propriétés sont tout aussi diverses que celles des cristaux tridimensionnels (isolants, semi-conducteurs, conducteurs, supraconducteurs). Les chercheurs ont montré théoriquement que le moiré dans les superpositions de ces autres matériaux peut tout autant stopper leurs électrons libres que dans les bicouches de graphène.
Des états corrélés de la matière ont d’ailleurs déjà été détectés dans les doubles bicouches de graphene tournées ou dans les bicouches tournées d’autres matériaux (par exemple le WSe2). Très récemment, c’est spécifiquement la supraconductivité qui a été observée pour la première fois dans un autre matériau – des tricouches de graphène – par deux groupes différents. En combinant les matériaux et leur rotation, on peut donc imaginer une infinité de nouveaux matériaux artificiels avec des propriétés électroniques originales.
Cette analyse a été rédigée par Vincent Renard, maitre de conférence en physique à l’Université Grenoble Alpes (UGA) et Florie Mesple, doctorante en matière condensée au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).
L’article original a été publié sur le site de The Conversation.