Pourquoi Sherlock Holmes aurait été (beaucoup) moins génial dans les années 1960
ÉLÉMENTAIRE•Découvrez, chaque jour, une analyse de notre partenaire The Conversation. Aujourd’hui, un chercheur en neurosciences nous explique combien les déductions du célèbre détective ne sont crédibles que dans leur époque20 Minutes avec The Conversation
L'essentiel
- La légendaire sagacité du héros de Sir Arthur Conan Doyle ferait « pschitt » de nos jours, selon une étude publiée par notre partenaire The Conversation.
- Une assertion qui s’appuie sur le « théorème de Bayes », qui permet de combiner observation, déduction et a priori.
- Cette analyse a été menée par Olivier Marre, chercheur en neurosciences à l’Inserm.
Sherlock Holmes est la figure mythique du détective, celui qui sait établir la vérité grâce à son sens de la déduction. Pour beaucoup, le talent de Sherlock Holmes tient d’abord dans une capacité d’observation exceptionnelle, symbolisée par sa loupe, qui lui permet de saisir le détail qui a échappé au commun des mortels.
Qu’il me soit permis ici d’explorer une autre explication, qui est sans doute complémentaire. Prenons un exemple parmi les plus purs du talent de déduction de notre célèbre détective, au début de L’escarboucle bleue. Un homme a perdu son chapeau dans une altercation et s’est enfui. Holmes présente ce chapeau au docteur Watson, lui confie sa loupe, et lui demande d’en déduire la personnalité du possesseur de ce chapeau.
Sherlock Holmes et le docteur Watson, illustration de Sidney Paget pour le Strand Magazine, décembre 1892 © The Strand Magazine/Wikipedia CC By S.A 4.0
Dans la tête de Sherlock Holmes
Alors que Watson peine à trouver le moindre indice, Holmes lui fait un exposé sur cette personne, exposé qui frappe le lecteur par ses détails, notamment le fait que cet homme a sans doute subi des revers de fortune et perdu l’amour de sa femme :
« « Il est évident que le possesseur de ce chapeau était extrêmement intelligent, et que dans ces dernières années il s’est trouvé dans une situation, qui, d’aisée, est devenue difficile. Il a été prévoyant, mais l’est beaucoup moins aujourd’hui, c’est la preuve d’une rétrogression morale qui, ajoutée au déclin de sa fortune, semble indiquer quelque vice dans sa vie, probablement celui de l’ivrognerie. Ceci explique suffisamment pourquoi sa femme ne l’aime plus. » »
Watson, et nous avec, sommes presque choqués par ces déductions qui semblent tenir du miracle, voire du bluff, mais qui se révéleront exactes par la suite. Holmes en livre une explication détaillée :
« « Ce chapeau date de trois ans ; or, à ce moment ses bords plats légèrement retournés étaient à la mode. Puis, c’est un chapeau de toute première qualité. Voyez donc le ruban gros grain qui le borde et sa doublure soignée. Si cet homme avait de quoi s’acheter, il y a trois ans, un chapeau de ce prix-là et qu’il n’en ait pas eu d’autre depuis, j’en conclus que sa situation est aujourd’hui moins bonne qu’elle ne l’a été. […] N’avez-vous pas remarqué que ce chapeau n’a pas été brossé depuis plusieurs semaines ? Mon cher Watson, lorsque votre femme vous laissera sortir avec un chapeau non brossé et que je vous verrai arriver ainsi chez moi, j’aurai des doutes sur la bonne entente de votre ménage. » »
Arrêtons-nous un instant sur le cheminement du détective. Comment déduit-il que sa femme ne l’aime plus ? L’homme n’est plus aimé par sa femme parce que le chapeau n’est pas bien entretenu.
Pour un lecteur du XXIe siècle comme moi, moitié d’un couple moderne, je fais ma part des tâches ménagères. Si d’aventure je mettais un chapeau, et que ce chapeau n’était pas bien entretenu, cela tiendrait plus vraisemblablement à ma propre négligence qu’à l’amour que peut me porter ma femme !
Mais voilà, la société dans laquelle je vis n’a pas grand-chose à voir avec celle dans laquelle évolue Holmes. Pour mieux comprendre comment cela influe sur le raisonnement de Sherlock, convoquons un autre anglais célèbre, Thomas Bayes.
Le raisonnement bayésien
Pasteur et mathématicien du XVIIIe siècle, Thomas Bayes est connu pour nous avoir légué son théorème de Bayes, sans doute un des théorèmes les plus importants pour toute personne cherchant à analyser des données avec des probabilités.
Thomas Bayes nous a légué un théorème sur lequel sont basés nombre d’algorithmes d’analyses de données et de prise de décision © Wikipedia CC BY S.A 4.0
Il a notamment permis ce qui est maintenant appelé « l’inférence bayésienne », manière optimale de combiner observation, déduction et a priori.
Tentons d’en donner ici une version simplifiée et intuitive, en utilisant notre exemple du chapeau. Imaginons quatre hypothèses :
- H1 : je suis en charge de l’entretien de mon chapeau, et m’en acquitte fort bien
- H2 : je suis en charge de l’entretien de mon chapeau, mais suis assez négligent à son égard.
- H3 : ma femme est en charge de l’entretien de mon chapeau, et s’en occupe amoureusement, reflétant l’amour qu’elle me porte.
- H4 : ma femme est chargée d’entretenir mon chapeau, mais ne s’en occupe plus, car elle a perdu son intérêt pour moi.
Deux choses vont vous permettre de trancher entre ces quatre hypothèses. D’abord, l’observation dudit chapeau. Tel le docteur Watson armé de la loupe de Sherlock, vous observez qu’il est fort mal entretenu. Cela rend les hypothèses H1 et H3 beaucoup moins probables que H2 et H4.
Par ailleurs, si vous savez que nous nous trouvons dans une société moderne où les femmes et les hommes partagent les tâches ménagères et que, selon toute vraisemblance, le possesseur de ce chapeau ne charge pas sa femme de l’entretenir, alors H3 et H4 sont moins probables que H1 et H2.
Vous voyez donc comment, d’une part, l’observation vous a permis de moduler la probabilité des quatre hypothèses, et d’autre part, comment votre connaissance a priori de la société dans laquelle vous vivez, vous a permis de le faire. Bayes a formalisé ces notions. Pour simplifier, il nous a donné la méthode pour combiner tout cela de manière optimale, et estimer ainsi la probabilité finale (dite « a posteriori ») de chaque hypothèse. Il en ressort que l’hypothèse H2 est la plus probable, c’est-à-dire que je suis sans doute un être négligent, mais encore aimé par sa femme, ouf.
Mais donnons maintenant ce même chapeau à Holmes. Il va observer la même chose que vous, et que le docteur Watson : ce chapeau est mal entretenu, favorisant H2 et H4. Mais Sherlock Holmes est un homme du XIXe siècle. En ce temps-là, les tâches ménagères étaient moins bien partagées, et il y a fort à parier que, pour lui, a priori, H1 et H2 sont bien moins probables que H3 et H4. Donc, en combinant tout cela, il en déduira que l’hypothèse la plus probable est H4, ce qu’il fait bien dans l’histoire.
Consultez notre dossier « Sherlock Holmes »
Que conclure de tout ceci ? Que la fantastique capacité de déduction du brillant détective ne doit pas tout à son sens aiguisé de l’observation, mais aussi à une connaissance fine de la société qui l’entoure, et d’une capacité remarquable à combiner les deux.
Cette combinaison de l’observation avec sa connaissance de la société est encore plus frappante dans l’autre exemple mis en exergue plus haut : l’homme a subi des revers de fortune, car son chapeau est un modèle cher qui correspond à la mode d’il y a quelques années, mais pas à celle en vogue actuellement. Seul un homme riche il y a quelques années a pu l’acheter, mais s’il était toujours riche, il en aurait acheté un autre plus récemment, suivant la mode du moment. À moins que vous ayez fait une thèse sur les chapeaux à la mode à l’époque de Conan Doyle, il vous est tout simplement impossible de faire cette déduction, même avec une faculté d’observation hors norme. Holmes connaît bien son monde, les modes de chaque année, et sait mobiliser cette connaissance à bon escient.
De l’avantage d’une société conformiste
Allons plus loin : quelle est cette société où l’on peut déduire la richesse passée et présente d’une personne à son chapeau ? À l’évidence, une société assez conformiste, la société victorienne de l’époque. Holmes semble exclure l’hypothèse que la personne puisse simplement conserver son chapeau sans se soucier de la mode.
Une société conformiste a bien pour effet de « réduire les hypothèses probables ». Dans notre exemple ci-dessus, H1 et H2 sont peu probables dans cette société victorienne, dont Sherlock Holmes connaît parfaitement les us et coutumes. Il peut donc définir très clairement son « a priori », le combiner avec les observations et, en bon bayésien, en déduire l’hypothèse la plus probable. Mais l’un de ses secrets est sans doute le conformisme de ses contemporains, conformisme qui les rend prévisibles et permet de réduire fortement les hypothèses possibles a priori. C’est d’ailleurs un aspect qu’Holmes remarque, et dont il se plaint, car cela rend son quotidien ennuyeux et les mystères trop faciles à résoudre (et l’incite à explorer d’autres mondes, comme les paradis artificiels).
Mais c’est justement cette société si conformiste, si déterministe, qui lui permet d’exercer de si brillantes déductions. Imaginons une expérience de pensée. Déménageons notre brillant détective depuis sa demeure de Baker Street, en pleine époque victorienne, pour Carnaby Street, cœur vibrant de la capitale londonienne des années 1960. Le conformisme craque de toute part à l’époque des « swinging sixties », les gens ne s’habillent plus selon une mode déterminée. Notre détective serait sans doute bien en peine de déduire quoique ce soit de son propriétaire si on lui apportait le chapeau de Jimi Hendrix. À une époque où l’on casse tous les codes culturels, toutes les hypothèses deviennent possibles : les « a priori » ne nous disent plus grand-chose, et même les déductions du plus brillant esprit ne permettraient pas de départager les hypothèses.
Non, Sherlock n’aurait pas pu vivre dans les années 1960.
Cette analyse a été rédigée par Olivier Marre, chercheur en neurosciences à l’Inserm. L’article original a été publié sur le site de The Conversation.