Hôpital : Fermetures, « gardes terribles »… Les urgences, un « château de cartes en train de s’effondrer »
MALAISE•Une manifestation est prévue samedi pour réclamer davantage de moyens pour l’hôpital public, alors que de nombreux urgentistes assurent que certains services ne peuvent plus faire face à l’afflux de patientsOihana Gabriel
L'essentiel
- Cela fait des mois, même des années, que certains soignants alertent sur une dégradation de la situation aux urgences.
- Ces dernières semaines, des services entiers ont été contraints de fermer durant plusieurs jours faute de bras.
- Alors qu’une nouvelle manifestation est prévue à Paris samedi, 20 Minutes s’est penché sur la question auprès de quatre urgentistes travaillant dans différentes villes de France.
EDIT du 28 septembre 2022 : Le ministère de la Santé a annoncé la fermeture de 4.300 lits d'hospitalisation complète en 2021. Au total, plus de 21.000 lits ont été supprimés en cinq ans. Nous vous proposons de relire cet article sur la crise de l'hôpital, initialement publié en décembre 2021.
« Les urgences qui ferment deux jours, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg », souffle Emmanuelle Seris, urgentiste dans le Grand Est et porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France (AMUF). A Laval (Mayenne), Bailleul (Sarthe), Bastia (Corse), ces dernières semaines, le service des urgences a tenu portes closes plusieurs nuits. Le symbole d’un hôpital qui coule ?
C’est en tout cas le discours de nombreux urgentistes qui, partout en France, alertent sur des services essentiels qui ne peuvent plus répondre à l’afflux de patients. Samedi midi, une nouvelle manifestation (à 13h, place Vauban, à Paris) est d’ailleurs organisée par 80 syndicats, collectifs et associations pour défendre l’hôpital public. Et notamment les urgences.
Fermetures, sous-effectif et remplacements
« Dans de nombreux hôpitaux, des services ferment totalement ou partiellement, faute de personnels, avertit Collectif Inter Hôpitaux, qui a remis mardi dernier au cabinet d' Olivier Véranune liste de mesures immédiates à prendre. Des lignes de SMUR, des services d’urgences sont suspendus parfois plusieurs jours. L’accès aux soins est désormais périlleux sur une grande partie du territoire. »
Les situations ne sont évidemment pas les mêmes partout. Mais dans la bouche de nos interlocuteurs, qui exercent dans différentes régions, une phrase revient : « Les gardes sont terribles ». « D’habitude, les urgences bondées, c’est au mois d’août ou à Noël. C’est la première fois que je vois ça dès novembre ! », alerte Mathias Wargon, chef de service des urgences de l’ hôpital Delafontaine à Saint-Denis.
« Deux tiers des services sont en très grande difficulté sur toute la France, résume Emmanuelle Seris, porte-parole de l’AMUF. Soit ils ferment, soit ils essaient de tenir en cumulant les tâches. Alors on fait énormément d’heures supplémentaires. » Un jeune urgentiste, qui exerce en banlieue parisienne et en province, confirme : « certaines nuits, on est trois médecins au lieu de quatre ».
Cette tension n’est pas nouvelle. Pour preuve, dès mars 2019, le Collectif Inter Urgences alertait sur la situation de plus en plus catastrophique. « Mais ça s’aggrave, nous décrit L’interne de garde, urgentiste depuis un an et présent sur Twitter. Certains week-ends, tous les postes sont occupés par des non urgentistes. Ils connaissent la maison, mais ce n’est pas leur cœur de métier. Or la gestion du temps, le "Tetris" quotidien pour rentrer les patients dans les lits disponibles, c’est notre compétence. Faire attendre six heures un patient pour une entorse de cheville, c’est pas grave. Mais si c’est pour une douleur thoracique, cela peut se traduire par un infarctus pris trop tard. »
Plus de patients, et plus graves
Comment expliquer que les urgences dépérissent ? Tout d’abord, les consultations explosent. La faute à la cinquième vague de Covid-19, qui pousse certains services, déjà, à déclencher le Plan blanc.
Les épidémies hivernales, notamment la bronchiolite, arrivée tôt et fort, allonge la liste des patients urgents. « On est dans le creux de la vague au niveau démographie médicale, explique Bénédicte Vrignaud, responsable des urgences pédiatriques à l’Hôpital Mère et Enfant de Nantes. SOS médecin est débordé, les généralistes aussi. Beaucoup ne prennent plus de nouveaux patients. »
Ces derniers vont donc là où l’accueil est toujours assuré : aux urgences. « Les patients arrivent plus nombreux et plus malades, renchérit Emmanuelle Seris. Comme ils n’arrivent plus à voir leur médecin traitant à temps, certaines pathologies s’aggravent. » Le rhume devient bronchite. Les hospitalisations s’accumulent et s’allongent, et en aval, dans les services spécialisés (cardio, stomato, rhumato…), on manque aussi de bras et de lits. « Alors on stocke les malades aux urgences », synthétise Mathias Wargon.
Par ailleurs, certains patients consultent pour des soucis non urgents ou trop souvent. « Il faut faire un appel au civisme, insiste la pédiatre nantaise. Certains viennent quatre fois pour une gastro. On ne tolère plus d’attendre 24 heures pour un rendez-vous médical dans une société où l’on obtient tout en un clic H24. » « Vu la contre-publicité, les gens savent qu’ils risquent d’attendre 6 heures aux urgences, c’est jamais de gaîté de cœur ! », nuance Emmanuelle Seris.
Une hémorragie qui touche toutes les professions
Face à cet afflux, donc, il y a de moins en moins de soignants. Les démissions s’accumulent aux urgences, touchant d’abord les paramédicaux. « Dans un des deux hôpitaux où je travaille, dix infirmières, les plus expérimentées, ont quitté les urgences depuis juin 2021, retrace L’interne de garde. C’était les piliers du service, elles formaient les autres paramédicaux, rassuraient les jeunes médecins. »
A Nantes, aux urgences adultes, les patients peuvent attendre jusqu’à 24 heures… « On a de grosses difficultés de recrutement d’infirmières, explique Bénédicte Vrignaud, des urgences pédiatriques. On sent un épuisement des professionnels avec une charge de travail très lourde. » Un écœurement aussi. « Avant, on avait des équipes qui duraient, vous pouviez faire votre carrière aux urgences, insiste Emmanuelle Seris. C’était supportable. Maintenant, il y a une déshumanisation au niveau du management, l’expertise n’est plus reconnue, les paramédicaux ont l’impression d’être des pions qu’on brinquebale d’un service à l’autre. »
Et les départs concernent désormais les médecins. « Ça a commencé à s’écrouler il y a deux ans et les démissions se sont accélérées depuis quelques mois, reprend cette cheffe des urgences. Le Ségur n’a pas pris la mesure des besoins. Et on s’est rendu compte, via la pandémie, de notre propre vulnérabilité et de celle de nos familles. » Alors plutôt que de s’épuiser, beaucoup prennent la porte. « Les urgences perdent aussi leurs chefs de service, c’est passé sous silence », ajoute Mathias Wargon.
Ceux qui restent comblent les trous. « Partout ailleurs, on peut fermer la porte, reprend Emmanuelle Seris. Et se préserver : les consultations sont pleines. Aux urgences, non. Il y a la fatigue physique, mais aussi psychologique. Quand vous voyez 30 patients hospitalisés sur des brancards, il y a un conflit de valeur. » Et d’alerter : « Le château de cartes, qui tenait sur la volonté des soignants, est en train de s’effondrer. »