« Une catastrophe climatique cause davantage de troubles psychiques que physiques », explique le psychiatre Antoine Pelissolo
INTERVIEW•Le psychiatre Antoine Pelissolo s’est penché, dans un essai, sur les réactions psychiques directes et indirectes du dérèglement climatique et comment y faire facePropos recueillis par Oihana Gabriel
L'essentiel
- Les catastrophes climatiques de plus en plus nombreuses, et plus globalement le dérèglement climatique, provoquent des troubles psychiques dont on parle encore peu.
- Malgré tout, de plus en plus de médias et de médecins s’intéressent à l’écoanxiété et la solastalgie.
- Comment différencier une inquiétude logique face à un avenir incertain d’un véritable trouble psychiatrique ? Comment faire face à ces angoisses nouvelles ? Antoine Pelissolo, qui publie cette semaine l’essai Les émotions du dérèglement climatique, dessine quelques pistes.
Colère, angoisse, découragement… Les informations sur les maux de la planète, entre l’alarmant dernier rapport du GIEC, les feux de forêt, inondations et canicules jusqu’en Sibérie, donnent des sueurs froides. Et quand l’inquiétude déborde, certains peuvent être paralysés face à un avenir incertain et sombre.
Dans Les émotions du dérèglement climatique*, Antoine Pelissolo, psychiatre et chef de service à l' hôpital Henri-Mondor (AP-HP), et Célie Massini, interne en psychiatrie, décortiquent les réactions en jeu. Et donnent quelques clefs pour gérer un stress post-traumatique quand on est victime d’une catastrophe climatique ou, à distance, quand on souffre d’éco-anxiété. Antoine Pelissolo a répondu aux questions de 20 Minutes.
Pourquoi souhaitiez-vous attirer l’attention sur les émotions du dérèglement climatique ?
On parle d’habitude des émotions vives, à court terme. Elles sont des alarmes qui permettent de nous adapter à des situations de danger. Mais celles qui concernent l’avenir du climat sont complexes et s’inscrivent dans le long terme. Or, ces émotions vont impacter notre adaptation au monde.
La science a montré que les troubles psychiatriques augmentent en cas de catastrophe naturelle…
De plus en plus de données récentes le montrent. Après les inondations, les tempêtes, certains développent un stress post-traumatique. Une catastrophe climatique cause davantage de troubles psychiques que physiques chez ses victimes. Cela a été documenté après l’ouragan Katrina, parce que les Etats-Unis ont davantage de capacités de recueil et d’analyse des données médicales. Mais dans beaucoup de pays en voie de développement, on peut supposer que c’est la même chose.
Souvent, ces drames provoquent des changements durables du mode de vie, un déracinement. Il peut y avoir des troubles au moment de la crise, des contrecoups à long terme et des bouleversements psychiques à retardement.
Avec la multiplication des catastrophes climatiques, on risque donc d’avoir de plus en plus de patients impactés. Mais au-delà de ces victimes directes, le dérèglement climatique atteint sur le long terme et plus discrètement notre santé mentale…
C’est une fusée à plusieurs étages. On connaît bien l’impact de l’environnement sur notre équilibre physique. Mais on sait moins que la pollution a un effet sur notre santé mentale. Il y a deux fois plus de cas de schizophrénie en ville qu’à la campagne. Certes, beaucoup de facteurs entrent en jeu : pollution de l’air, sonore, lumineuse, manque de nature, isolement…
Les études remarquent aussi une augmentation des troubles du comportement (violence, anxiété, impulsivité, tentative de suicide…) quand les températures flambent. On le note lors de canicules, mais il peut y avoir un effet à bas bruit avec les sécheresses à répétition. Qui causent à leur tour des migrations, synonymes de troubles psychiques importants…
Quels sont les divers troubles climatiques que vous avez repérés ?
Il y en a deux assez bien connus. L’éco-anxiété, une angoisse qui est prospective avec le sentiment que l’avenir est bouché à cause de la destruction de nos ressources. Ces personnes ont l’impression qu’une page se tourne et que ce phénomène est irréversible.
Le deuxième volet, c’est la solastalgie, tournée vers le passé. On parle aussi de deuil écologique, avec le sentiment de perte d’un paysage, d’un lieu et d’une forme d’identité. Ce trouble est plus proche de la dépression.
Une des difficultés dans ces troubles, c’est que nous faisons partie du problème…
Oui, il y a la notion d’hyperresponsabilité. Et de culpabilité : on n’a pas fait ce qu’il fallait. On voit beaucoup de jeunes qui se disent "Comment mettre mon comportement en adéquation avec mes valeurs tout en répondant à mes besoins ?" Avec un paradoxe : c’est déjà trop tard, mais il faut quand même faire quelque chose.
Quelles difficultés rencontrent les psys pour traiter ces patients touchés par l’éco-anxiété ?
Comme c’est nouveau, il faut y faire spécialement attention. La plupart des thérapeutes ne sont pas habitués à écouter ce discours. La mauvaise option serait de répondre : « C’est pas si grave ». Au contraire, il faut privilégier une écoute qui légitimise l’inquiétude. Sinon il y a un risque de rejet.
L’autre difficulté, c’est que la majorité des personnes qui consultent pour ça ont d’autres vulnérabilités. Il faut donc traiter l’ensemble sans minimiser cette composante. Ou passer à côté d’une dépression, par exemple. Si l’éco-anxiété n’est pas traitée, elle va aggraver le reste.
Pensez-vous que ce trouble va un jour rentrer dans le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) ?
C’est possible. Mais attention à ne pas tout psychiatriser. L’éco-anxiété, ça peut être une prise de conscience normale, voire utile, pour favoriser le changement. Ce n’est pas délirant de s’inquiéter sur l’avenir de la planète. Et c’est un souci pour tous les troubles psy : la frontière entre la normalité et le pathologique n’est pas toujours facile à fixer.
Comment savoir qu’on a basculé de l’inquiétude, que beaucoup partagent, à un trouble anxieux ?
Le bon repère, c’est de voir si on arrive à s’en détacher. L’inquiétude normale nous alerte sur les problèmes, on en tient compte dans ses choix de vie. Dans l’anxiété pathologique, on ne pense plus qu’à cette question climatique, ça envahit la pensée. Puis le corps. On dort moins bien parce qu’on a du mal à éteindre l’esprit. On peut avoir des troubles psychosomatiques.
La crise sanitaire, synonyme de bouleversement total de nos modes de vie et d’incertitude omniprésente, a-t-elle pu jouer un rôle dans l’accroissement des angoisses voire de l’éco-anxiété ?
Complètement. C’est croissant au fil des dernières années, et encore plus depuis un an et demi. Avec la crise sanitaire, il y a eu une prise de conscience de notre vulnérabilité face à des événements naturels. Alors qu’on avait un peu oublié les épidémies… On est peu de chose et quand on détruit son environnement, c’est encore pire. Il y a aussi eu une réflexion sur l’isolement. Avec les confinements et gestes barrières, on s’est retrouvé dans des situations de solitude et d’éloignement de la nature. Aller se promener en forêt devenait vital.
Comment tenter de soulager ces troubles psychiques liés au dérèglement climatique ?
Les outils habituels pour la gestion du stress permettent d’apaiser les moments aigus : relaxation, respiration, hygiène de vie. Ça tombe bien, se nourrir correctement, c’est aussi bon pour la planète. On a aussi mesuré que l’activité physique soulage les troubles psychiatriques. Et c’est parfois dans l’engagement que certains trouvent des moyens de répondre à ces angoisses.
Vous mettez en garde contre une tendance qui serait de « dépolitiser » la question en misant sur l’hygiène de vie personnelle…
Les petits gestes sont très utiles parce que mis bout à bout, ils ont un impact. Mais ils ne seront jamais suffisants. Il faut convaincre le pouvoir d’infléchir les politiques.
* Les émotions du dérèglement climatique, Flammarion, 29 septembre 2021, 19 euros.