« Si j’avais été malade deux semaines avant, le traitement était dispo »… Enfin la fin des pénuries de médicaments ?
CANCER•Alors qu’un récent décret oblige les labos à constituer des stocks pour certains médicaments essentiels, la Ligue contre le cancer lance une nouvelle campagne pour dénoncer les pénuriesOihana Gabriel
L'essentiel
- Les pénuries de médicaments touchent de plus en plus de molécules, de pathologies et de patients.
- Après plusieurs rapports, une loi votée en 2019 et un décret paru en mars, les entreprises du médicament sont maintenant obligées de constituer des stocks de deux mois pour certains médicaments essentiels pour la survie des patients.
- Mais la Ligue contre le cancer continue d’alerter car selon elle, les pénuries ont encore des conséquences dramatiques.
«Il faut arrêter de parler de rupture de stock, il n’y a pas de stock. Il faut parler de rupture d’approvisionnement ! », tempête Jean-Paul Vernant, hématologue à l’hôpital de La Pitié (AP-HP) et vice-président de la Ligue contre le Cancer. Cette dernière monte au créneau, ce lundi, pour dénoncer les pénuries de médicaments en général, et contre le cancer en particulier.
« Il paraît que l’espoir fait vivre… les médicaments, c’est sûr ! ». Voilà le nouveau slogan posté sur les réseaux sociaux. Déjà, il y a un an, la Ligue avait alerté sur le sujet. La crise sanitaire avait jeté une lumière crue sur les pénuries touchant des anticancéreux, des antidouleurs, les curares, très précieux en réanimation… et même le doliprane. Ne s’est-il donc rien passé ?
Une explosion des pénuries en dix ans
Les pénuries de médicaments ont sans doute été amplifiées par la crise sanitaire, mais les alertes datent d’avant. En 2020, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a enregistré 2.446 signalements de ruptures de stock et de risque de ruptures, contre 1.504 signalements en 2019. Et 44 en 2008…
Ces manques concernent de vieux médicaments… donc peu chers (et moins intéressants pour les labos). « Au bout de vingt ans, le brevet tombe dans le domaine public et le médicament peut être "génériqué", explique Jean-Paul Vernant. Or, 80 % des traitements que nous utilisons dans les protocoles du cancer du sein, du poumon, colorectal, sont dans le domaine public. » Entre 2012 et 2018, 10 % des signalements concernaient des anticancéreux.
Derrière les chiffres, il y a les patients qui, en plus de lutter contre un cancer, doivent le faire sans les bons traitements. « Je suis mal tombé, si j’avais été malade deux semaines avant, le traitement était disponible », regrette Benoît Maréchal, 44 ans. En 2019, ce dernier découvre qu’il a plusieurs tumeurs à la vessie. « J’ai eu cinq opérations successives, ça repoussait à chaque fois. La procédure normalement, c’est de recevoir le vaccin BCG en immunothérapie. Mais pour les deux premières interventions, je n’ai pas eu d’injections car le produit manquait. » L’autre traitement, la mitomycine C, était également aux abonnés absents.
Ce manque a-t-il joué dans les rechutes de Benoît ? « Difficile à dire, reprend-il. Sur le moment, l’urologue a été psychologue et m’a dit que certains guérissaient spontanément. Mais avec le recul, ça me choque qu’en France, en 2019, un produit ne soit pas disponible pendant six mois pour une maladie aussi grave. Et aussi courante ! » « D’autres patients ont dû passer par des ablations de la vessie qu’on aurait pu éviter », complète Jean-Paul Vernant.
Des stocks pour les médicaments essentiels
Malgré tout, les choses semblent évoluer. En 2018, la France s’est penchée sur ce problème, proposant plusieurs pistes pour y remédier. Parmi elles, le fait d’obliger les grands laboratoires à constituer des stocks de traitements indispensables, appelés Médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM). Le décret, paru le 30 mars 2021, a été mis en application le 1er septembre.
« Il a fallu tout ce temps ! , s’agace Jean-Paul Vernant. De toute façon, deux mois c’est insuffisant, puisqu’on fait parfois face à des pénuries de six mois. » Soit la durée réclamée par les associations de patients. Finalement, le bras de fer avec les lobbys a abouti à une décision en demi-teinte : deux mois en général, mais quatre s’il y a eu des ruptures au cours des deux dernières années. « On va se battre pour que tous les MITM concernant le cancer (environ 45) soient sur quatre mois », promet l’hématologue.
« Près de deux ans après avoir été annoncée [dès 2019], cette obligation de stock de deux mois est appliquée a minima. C’est une avancée, mais elle reste insuffisante », regrette de son côté Daniel Nizri, président bénévole de la Ligue contre le cancer. Même prudence du côté de Benoît Maréchal. « Ça me semble un début, mais il faut avoir une réflexion plus vaste. La gestion des médicaments doit être plus cohérente, plus planifiée. Le médicament est une question trop sérieuse pour la laisser aux mains des marchés. »
D’autres pistes pour mieux lutter contre les pénuries
Et justement, les associations repartent à l’assaut pour que cette gestion s’améliore durablement. Notamment sur le volet d’information. Ainsi, la Ligue demande « le recensement, de façon systématique, des personnes qui n’ont pas eu accès au médicament prescrit en premier lieu et la mise en place d’un système d’information sur les pénuries de médicaments, qui doit permettre de renforcer la transparence sur l’origine, la durée et l’historique de ces pénuries. »
Pourtant, sur ce point également, on note certaines avancées. Depuis septembre, les labos sont obligés d’élaborer des plans de gestion des pénuries pour tous les MITM commercialisés en France. L’objectif : identifier les situations à risques et proposer des solutions permettant la poursuite du traitement dans les meilleures conditions possibles. Des plans adressés chaque année à l’ANSM, sous peine d’amendes. Justement, la Ligue demande « des dispositions réglementaires sur les pénuries et des sanctions financières en cas de non-respect de ces dernières ».
Quid de la relocalisation de la production ?
Enfin, troisième pan de la réponse : « il faut rapatrier en Europe, et plus précisément en France, la production des principes actifs [dont 80 % se fait en Inde et en Chine] », insiste Jean-Paul Vernant. Un dossier qui avance, à en croire Bercy. « Des mesures ont été prises depuis la crise sanitaire pour renforcer nos productions en France de vaccins contre le Covid-19, assure l’entourage d’Agnès Pannier-Runacher, la ministre déléguée à l’Industrie. Par ailleurs, dans le cadre de France Relance, plusieurs appels à projet concernent la relocalisation de principes actifs et du façonnage des médicaments, dont certains font partie des MITM. Sur ce volet, 146 projets ont été validés, avec un montant total d’investissement de 1,25 milliard d’euros, dont 617 millions d’aide de l’Etat. » Pour le ministère, dire que rien n’a changé « ne correspond pas à la réalité. Un travail est fait sur les stocks, sur le volet industrie, sur la question du prix des MITM… »
Mais Jean-Paul Vernant estime qu’il faut aller plus vite et plus loin. Notamment en créant un Etablissement national du médicament (EFM), « qui serait un donneur d’ordre, une structure publique qui travaillerait avec le privé pour produire des médicaments à prix coûtant, précise l’hématologue, qui porte cette idée depuis des années. Une structure de ce type existe déjà aux Etats-Unis, Civica. Elle a sorti le premier médicament en janvier 2020 sans bénéfice. C’est assez fabuleux de voir que ça s’est passé aux Etat-Unis… et sous Trump ! »