EPIDEMIEComment s'effectue « le tri » des patients en réanimation, tant redouté

Coronavirus : Comment s'effectue « le tri » des patients en réanimation, tant redouté des soignants ?

EPIDEMIEFace à l’ampleur de la troisième vague de Covid-19, nombre de soignants craignent de devoir « trier » les patients en réanimation, faute de lits et de personnels pour pouvoir tous les prendre en charge
Anissa Boumediene

Anissa Boumediene

L'essentiel

  • Avec des hôpitaux qui frôlent la saturation, de plus en plus de soignants craignent de ne pas avoir la capacité d’accueillir tous les patients qui auraient besoin d’être admis en réanimation.
  • Beaucoup se préparent déjà à effectuer un « tri » entre les patients et le redoutent.
  • Mais comment s’effectue ce « tri », sur quels critères et avec quelles conséquences ?

Faudra-t-il en passer par de nouvelles mesures restrictives pour endiguer la troisième vague de Covid-19 qui déferle actuellement ? Alors que le chef de l’Etat se prononce ce mercredi soir sur la question, nombre de soignants redoutent, eux, d’être très bientôt contraints de « trier » les patients admissibles en service de réanimation, tant la pression de l’épidémie est forte et les hôpitaux saturés.

Les plus hauts responsables médicaux de l’AP-HP ont alerté dimanche sur le risque grandissant de « débordement » des hôpitaux parisiens, où les médecins se préparent à ne plus pouvoir pratiquer qu’une « médecine de catastrophe » et à « faire le tri​ » entre les patients. 20 Minutes vous explique en quoi cela consisterait.

Un tri entre tous les patients, Covid et non Covid

« Ce tri concernera tous les patients, Covid et non Covid, en particulier pour l’accès des patients adultes aux soins critiques », indiquent dans une tribune publiée par le Journal du dimanche 41 directeurs médicaux de crise de l’AP-HP. Cette priorisation « consiste, lorsqu’il ne reste qu’un seul lit de réanimation disponible, mais que deux patients peuvent en bénéficier, à décider lequel sera admis », appuie dans Le Monde un collectif de neuf médecins réanimateurs.

« L’objet de cette tribune n’est pas de faire paniquer les populations, mais d’informer sur la réalité de notre quotidien : on est aujourd’hui dans une troisième vague différente des deux précédentes, avec des patients beaucoup plus jeunes et sans comorbidités, et une maladie assez agressive », explique à 20 Minutes le Pr Elie Azoulay, chef du service de réanimation de l’hôpital Saint-Louis, à Paris. Si en temps normal, « la priorisation est déjà dans l’identité des réanimateurs, il s’agit d’une décision médicale prise dans le meilleur intérêt du patient. Il y a plusieurs facteurs, l’âge en est un mais ce n’est pas le seul : on a en réa des patients de 80 ans en pleine santé. Il y a aussi les comorbidités, l’autonomie du patient et son espérance de vie en bonne santé à l’issue de son passage en réa. On a le devoir de ne pas faire d’acharnement thérapeutique sur un malade à la fin de sa vie pour qui la réanimation n’a rien à offrir. »

En revanche, « avoir deux patients éligibles à la réanimation et en arriver à faire un "tri" commandé par le seul manque de lits, ça, les soignants en crèvent psychologiquement à l’idée de devoir le faire, souffle le réanimateur. Sans oublier qu’en réa, il n’y a pas que le Covid-19 : ce sont aussi des infarctus, des AVC, des accidents de la route : des patients qu’il faut bien les prendre en charge, rappelle le réanimateur. Heureusement, pour l’heure, nous n’avons pas eu à le faire dans mon hôpital depuis le début de la pandémie, et c’est précisément ce que l’on veut éviter. Mais combien de temps y arrivera-t-on ? »

« Le tri a déjà commencé »

Mais en pratique, « le tri des patients a déjà commencé en dehors des réanimations avec les déprogrammations chirurgicales massives qui ont été décrétées, souligne le Dr Benjamin Davido, infectiologue à l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches (Hauts-de-Seine) et signataire de la tribune. Et ça va s’intensifier : dans l’hôpital où j’exerce, il y a eu une réunion de crise pour évoquer la fermeture d’un voire deux blocs opératoires, ce qui reviendrait à déprogrammer la totalité des interventions chirurgicales prévues. Cela signifie une perte de chances pour les autres malades qui sont oubliés dans cette pandémie, avec une mise en jeu de leur pronostic. Et ça, c’est un tri, où l’on ne peut plus traiter que les urgences vitales, et c’est dérangeant », regrette l’infectiologue. « Les malades non-Covid sont donc aussi les victimes de cette crise sanitaire, abonde le Pr Azoulay. Les maladies cardiovasculaires, les cancers, les maladies infectieuses ou encore inflammatoires : on est en train de passer à côté de tout cela et de prendre un retard énorme pour les mois et années qui viennent. Aujourd’hui, on laisse émerger des maladies pour lesquelles on aura encore des répercussions dans cinq ans. »

Et à Garches, « la pression hospitalière est de plus en plus forte et extrêmement angoissante, confie le Dr Davido à 20 Minutes. Parce qu’on n’est plus dans la situation de la première vague, avec un pays strictement confiné, et des régions épargnées qui nous envoient des soignants en renfort. Aujourd’hui, le virus est partout ». Et presse un peu plus sur les capacités d’accueil. « Dans mon service, les 25 lits sont tous occupés, donc je ne peux plus accueillir d’autres patients. Et j’observe déjà mes collègues réanimateurs faire des choix entre les patients ».

« On n’a quasiment aucune marge de manœuvre »

Et les prochains jours n’annoncent pas d’accalmie. « Les contaminations se poursuivent et s’accélèrent, avec près de 42.000 nouveaux cas au 26 mars. Quand on sait que jusqu’à 5 % des patients Covid finissent en réanimation, on imagine bien que la pression hospitalière va aller crescendo, insiste l’infectiologue. Avec un taux de saturation hospitalière bien au-delà des 100 % en Ile-de-France, comment va-t-on gérer les patients qui affluent aux urgences ? Car en pratique, si demain, on a un trentenaire victime d’un accident de la route, un patient de 45 ans qui a un infarctus du myocarde et un patient Covid de 40 ans : s’il ne nous reste – comme aujourd’hui- qu’un seul lit de réanimation, lequel va-t-on choisir entre les trois ? Arrivera-t-on à trouver un autre lit dans un autre hôpital à 10 ou 100 kilomètres ? Et quand vous n’avez plus de place en réa pour un infarctus du myocarde parce que le service de cardiologie a été transformé en unité Covid, de fait, cela induit une perte de chance pour les autres patients. La qualité des soins est forcément impactée ! On n’a quasiment aucune marge de manœuvre. »

Car en un an de pandémie, « le système hospitalier ne s’est pas développé davantage : on n’a pas recruté plus d’infirmiers et de médecins, les renforts sont moins disponibles, les malades sont plus transférés, et on se retrouve dans une situation beaucoup plus contrainte, note le Pr Azoulay. Si nous arrivions aux chiffres d’avril dernier, ce serait très dur, et cela s’accompagnerait d’un nombre de morts indus », redoute-t-il.

Le tri, « une ligne rouge » pour Bruno Le Maire

Cette crainte des soignants, le gouvernement assure l’entendre. « Nous sommes tous touchés, bouleversés par ce que nous voyons comme témoignages de soignants, de médecins, devant les difficultés qui sont les leurs, devant l’augmentation du nombre de cas en réanimation […]. Il y a une ligne rouge absolue, c’est le tri des malades », a affirmé mardi le ministre de l’Economie Bruno Le Maire sur la radio RCJ. « Nous ne voulons certainement pas arriver à un point où les personnels hospitaliers seraient obligés de faire le tri dans les malades », a-t-il insisté.

Mais avec plus de 4.970 malades en réanimation lundi, le pic de la deuxième vague a été dépassé en France et le président Macron pourrait annoncer un nouveau tour de vis cette semaine. « Nous soignants et signataires, ce qu’on veut, ce n’est pas un reconfinement strict, c’est que les gens se contaminent le moins possible, quelles que soient les mesures en vigueur, car force est de constater que celles qui valent aujourd’hui ne sont pas efficaces », insiste le Dr Davido. « Un médicament a un rapport bénéfices-risques, une décision politique aussi, ajoute le Pr Azoulay. Les soignants n’entendent pas peser sur la décision politique : nous sommes des lanceurs d’alerte ».