ENQUETEFace au rebond, l'action des autorités de santé en question

Coronavirus : L'efficacité des autorités de santé face à la première vague en question... pour mieux gérer le rebond

ENQUETELes pénuries de matériel et les décisions contradictoires face à la première vague de la pandémie de Covid-19 interrogent sur le rôle joué par les différentes agences de santé
Oihana Gabriel

Oihana Gabriel

«Toutes les autorités de santé n’ont pas été assez utilisées ». Ce regret, c’est celui deBernard Jomier le sénateur et corapporteur de la commission d’enquête sur la gestion du Covid-19. La France compte pourtant une Haute autorité de la santé (HAS), un Haut conseil de la santé publique (HCSP), Santé Publique France (SPF), une Direction générale de la santé (DGS)… et 18 Agences régionales de santé (ARS). Malgré cet arsenal, il semblerait que la France n’ait pas brillé par sa réactivité et sa cohérence face au coronavirus.

Quels sont les rôles de la myriade d’agences sanitaires ?

Pénurie de masques, de tests, changement de discours du gouvernement, confinement national sans ajustements locaux… Sans gommer la responsabilité de l’exécutif ou la difficulté de faire face à une épidémie sans précédent et un virus inconnu, la gestion de la crise, passée au peigne fin par les commissions d’enquête des députés et sénateurs, interroge sur l’action des autorités de santé. « On est dans un pays saturé d’organisations d’expertise en santé : Haut conseil à la santé publique, Haute autorité de santé, Agence du médicament, Santé Publique France, sociétés savantes, ordres professionnels, liste Henri Bergeron, sociologue qui publie ce jeudi un essai éclairant, Covid-19, une crise organisationnelle*. C’est de plus un champ caractérisé par des méthodologies pour la prise de décision en situation d’incertitude : les médecins de plusieurs disciplines se réunissent pour trouver la meilleure thérapie par exemple. »

Pourquoi alors cette armée mexicaine n’a-t-elle pas alerté sur la crise ? « Il ne faut pas confondre les autorités politiques (la DGS, métronome pendant la crise, d’où la prise de parole régulière de son patron, Jérôme Salomon), scientifiques (la HAS et le HCSP) et les opérateurs (les ARS), nuance Franck Chauvin, président du Haut conseil de la santé publique (HCSP). Tout n’est pas au même niveau, même si de l’extérieur, ça peut paraître complexe. » Ces différentes autorités ont, selon lui, travaillé en complémentarité et non en concurrence. Certaines apportant des statistiques (notamment Santé Publique France et son point hebdomadaire chiffré), d’autres des recommandations (la HAS sur les tests salivaires) ou leur expertise…

Mais d’autres n’ont même pas été sollicitées. Notamment, la Conférence nationale de santé, organisme consultatif qui associe des patients. « Pire, on a appris qu’elle ne s’était pas réunie depuis un an ! tempête Bernard Jomier. On est au cœur d’un dysfonctionnement. On a été moins efficace que ce qu’on aurait pu être. »

Pourquoi avoir créé un comité scientifique ?

Force est de constater que ces multiples agences n’ont pas suffi. A la mi-mars, Emmanuel Macron crée un organe ad hoc, le comité scientifique Covid. Soit une douzaine de personnes, en majorité des médecins, pour rendre des avis consultatifs. « Est-ce que ce ça n’aurait pas été souhaitable d’avoir un économiste, un psychiatre, un pédiatre ?, interroge Henri Bergeron. Entre le 12 et le 17 mars, alors qu’il existait un plan de pandémie grippale, des décisions parmi les plus importantes depuis 1939 ont été prises par le Premier ministre, le président, le ministre de la Santé et un conseil scientifique, ce dernier n’étant prévu par aucun texte. Et de manière relativement indépendante d’autres structures qui auraient pu apporter des réponses. »

Interrogé par la commission d’enquête au Sénat le 15 septembre, Jean-François Delfraissy, président du comité, n’a pas manqué de souligner que la France n’était pas prête… « Pourquoi une nouvelle instance a été créée ? Probablement parce qu’il manquait quelque chose. » Silence, quelques rires dans l’hémicycle. « A l’international, on a les deux modèles : un qui s’appuie sur les agences préexistantes, un autre qui crée un nouveau comité. »



Mais le pouvoir ne s’est pas arrêté à ce seul comité scientifique. Le 24 mars, on apprend la création d’un Comité analyse recherche et expertise (Care), composé de 12 chercheurs et médecins, qui se penche sur la question des traitements et des tests. Un comité interministériel est censé fluidifier la communication entre ministères. Puis, c’est la mission déconfinement de Jean Castex. Autant d’organismes, pas prévus, dont ni le recrutement, ni le fonctionnement n’étaient connus. Pourquoi l’exécutif a-t-il préféré créer des conseils de toutes pièces ? Besoin de décider vite sans contradiction, manque de réactivité des agences, de confiance ? « Il est intéressant de voir que c’est le conseil de défense qui se réunit à chaque fois pour prendre les décisions, soulève Bernard Jomier, sénateur et corapporteur de la commission d’enquête. Or, nous ne sommes pas en guerre ! Cette symbolique dit notre inculture en santé publique. »

« Vu l’ampleur de la crise, il y avait au moins nécessité de réorganiser l’expertise, reconnaît Nicolas Henckes, sociologue au CNRS. Mais elle aurait pu s’appuyer sur le Haut conseil à la santé publique. » Ce qui a sans doute été fait, dans un deuxième temps. Fin mars, Franck Chauvin, président du HCSP, rentre au conseil scientifique Covid. « Le Haut conseil [qui compte 80 experts bénévoles] aurait pu jouer ce rôle, c’est dans ses missions, assume-t-il aujourd’hui. Mais compte tenu de la masse de travail, cette création, avec le recul, me semble pertinente. Ce dernier était plus dans la stratégie globale : quand confiner ? Que faire pour les élections ? Quand le Haut conseil était, lui, sur du conseil opérationnel : quelle thérapeutique ? »

Depuis mars, le HCSP n’a pas chômé : saisi 90 fois, il a rendu 110 avis. Mais a choisi de rester discret dans les médias. Pour éviter de participer à la « polémique spectacle » que son président regrette. « Au vu des résultats [de la lutte contre le Covid], peut-être qu’on aurait pu faire autrement, mais il est trop tôt pour débriefer complètement », concède-t-il. Toujours est-il que l’avenir de ce conseil scientifique va se poser rapidement. Il a été prolongé jusqu’au 30 octobre, mais qui prendra sa suite alors que la France affronte une deuxième vague ?

Un problème organisationnel ?

« On a réussi à passer le premier pic de l’épidémie sans se poser la question de l’action de ces agences, analyse Nicolas Henckes. Mais on n’en fera sans doute pas l’économie face à ce rebond. »

L'ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn, auditionné au Sénat, a défendu ses actions, assurant qu'elle avait anticipé la pandémie et organisé la réponse sanitaire.
L'ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn, auditionné au Sénat, a défendu ses actions, assurant qu'elle avait anticipé la pandémie et organisé la réponse sanitaire. - AFP

Comme souvent, chacun se renvoie la balle. A entendre les politiques, notamment Agnès Buzyn, son ministère a bien anticipé. Et pourtant, personne ne l’a prévenue à son arrivée rue de Ségur que les stocks stratégiques de masques étaient périmés. Santé Publique France met dix-huit mois pour réaliser l’audit des masques et neuf mois à passer commande…

Le ministre de la Santé Olivier Veran.
Le ministre de la Santé Olivier Veran. - Jacques Witt/SIPA

« Ce n’est pas une crise de l’expertise en santé publique, se défend Franck Chauvin, président du HCSP. D’ailleurs, aucun de nos avis n’est aujourd’hui caduc. Les différentes agences ont répondu présent. En revanche, il faudra peut-être questionner les systèmes d’alerte. Il y a aussi une crise de la santé publique de proximité, sur les territoires on avait peu d’agents pour mettre en œuvre les mesures. Notamment par rapport à d’autres pays comme le Canada ou l’Angleterre, où la santé publique est plus étoffée. »

« Cette crise révèle un problème de coordination et de coopération entre ces agences, et plus largement entre les ministères », avance Henri Bergeron. Un souci récurrent dans notre nation centralisée et bureaucratique. Mais le sociologue au CNRS différencie des problèmes hérités, comme la pénurie de masques, de « la dérive organisationnelle ». Et de regretter dans son essai le « tropisme de notre technocratie française qui ne peut concevoir une amélioration de la coordination et de la coopération autrement que par la nomination d’un leader aux qualités réputées exceptionnelles et par la formation de nouvelles organisations, procédures et technologies ».

A l’inverse, une coordination efficace a fait des miracles dans des hôpitaux, où l’économie n’était plus le maître mot, et dans les régions où ARS, préfectures, communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) marchaient main dans la main…

Des agences sous-dimensionnées ?

Cette question organisationnelle va de pair avec celle des moyens. « A la suite des grandes crises, sang contaminé, vache folle dans les années 1990, il y a eu un grand mouvement dans la haute administration pour dire qu’il fallait renforcer la place de la santé », retrace Nicolas Henckes. Résultat, dans la décennie 2010, on a créé beaucoup d’agences. « Qui sont toutes assez jeunes : les Agences régionales de santé datent de 2010, Santé publique France de 2016, qui s'appuyait sur l'existant [elle a absorbé trois anciennes agences] reprend le sociologue. Avec de grandes ambitions, mais sans les moyens humains. Ce qui donne des agences sous-dimensionnées par rapport à la masse de problèmes qu’elles doivent gérer. » A titre de comparaison, Santé Publique France compte 625 agents, son équivalent britannique, la Public Health England, 5.500.

L’agence sanitaire va-t-elle connaître une nouvelle réorganisation, seulement trois ans après sa création, issue d’un regroupement de trois anciennes autorités sanitaires ? Olivier Véran, auditionné par la commission d’enquête du Sénat, a assuré qu’il y avait un temps pour tout, celui d’une éventuelle réforme de l’autorité de santé viendra une fois la lutte contre le coronavirus derrière nous. Et Henri Bergeron d’alerter : renommer une nouvelle fois Santé Publique France ferait l’impasse sur une vraie réflexion sur notre fonctionnement en situation de crise. « À travers ces rectificatifs, opérés à moindres frais mais très visibles aux yeux de l’opinion publique, on affiche la promesse que, pour la prochaine crise, on sera mieux préparé, écrit-il. Et tant pis s’il s’avère que la Direction alerte et crise de Santé publique France ne disposait pas des moyens pour remplir ses missions, tandis que les ARS n’avaient jamais été conçues pour gérer une crise de cette nature. »

Justement plusieurs experts ont suggéré qu’un nouveau conseil, pérenne, puisse être en charge des crises, sanitaires ou autres à l’avenir. A condition qu’il soit doté de moyens financiers…

*Covid-19, une crise organisationnelle, Presses de Sciences-Po, 8 octobre 2020.