VIDEO. Pollution au chlordécone: «L'Etat a reconnu sa responsabilité et il doit l'assumer, même si elle sera coûteuse»
INTERVIEW•L'épidémiologiste Luc Multigner travaille depuis des années sur le dossier...Nicolas Raffin
L'essentiel
- Emmanuel Macron a reconnu jeudi que l'Etat était en partie responsable de la pollution massive des Antilles à la chlordécone.
- La molécule, connue pour sa dangerosité depuis très longtemps, est soupçonnée de favoriser les cancers de la prostate.
- Le chef de l'Etat a écarté le principe «d'une réparation individuelle pour tous».
En visite en Martinique, Emmanuel Macron a fait un geste sur la reconnaissance de la pollution au chlordécone. Interdite dès 1977 aux États-Unis mais utilisée jusqu’en 1993 aux Antilles par les producteurs de bananes, la molécule est toujours présente dans les sols et pollue l'eau.
« La pollution à la chlordécone est un scandale environnemental dont souffrent la Martinique et la Guadeloupe depuis 40 ans. (…) Ce fut le fruit d’un aveuglement collectif », a déclaré le chef de l'Etat. Le produit est notamment soupçonné d’aggraver le risque de cancers de la prostate, dont le nombre est très élevé aux Antilles. Pour Luc Multigner, directeur de recherche à l’Inserm et épidémiologiste, il faut maintenant prendre des mesures fortes et coûteuses pour protéger les populations.
Quelle est l’ampleur de la pollution à la chlordécone dans les Antilles (Martinique, Guadeloupe) ?
La chlordécone pollue environ un tiers, sinon plus, des terres agricoles. Elle affecte également une grande partie des ressources en eau douce, et contamine une bonne partie du littoral marin. Cela entraîne aussi une contamination de denrées alimentaires végétales ou animales qui, à son tour, conduit à une contamination d’une grande majorité de la population. Depuis nos premiers travaux il y a près de 15 ans, on estime que 90 % de la population est imprégnée par cette molécule.
Emmanuel Macron a souligné en Martinique que « l’état des connaissances scientifiques (…) ne permet pas de certifier la dangerosité de la molécule pour la santé humaine ». Pourtant elle est interdite depuis 1993…
Le président confond le danger et le risque. La dangerosité de la molécule est formellement établie depuis plus de 50 ans, ça ne se discute pas. En revanche, ce qui peut faire l’objet de discussions, ce sont les risques sur la santé et leur amplitude, en fonction des niveaux de contamination de la population.
A ce sujet on en sait un peu plus puisque les recherches aux Antilles ont abouti à identifier des sur-risques pour la population : prématurité, moins bons scores de neuro-développement chez les nourrissons, ou encore cancer de la prostate. Si la molécule n’était pas dangereuse, on n’en parlerait pas.
Il est extrêmement difficile de prouver de façon absolue ce risque. Par exemple, on a mis 60 ans à établir les liens de causalité liés à l’amiante alors qu’on en connaissait les dangers depuis longtemps. Cette déclaration du président est surprenante puisqu’il a parlé de la question de la réparation en ouvrant les registres de maladies professionnelles et de l’autre côté, il parle de dangers non certifiés. Il faut néanmoins souligner que c’est la première fois que l’État reconnaît sa responsabilité dans cette tragédie environnementale.
La France a-t-elle tardé à considérer ce problème de la chlordécone ?
La France a clairement tardé à agir. La ré-autorisation de la molécule date de 1981. En 1981, on connaissait avec certitude sa dangerosité. La preuve, c’est qu’en 1979, le Centre international de la recherche sur le cancer a reconnu que la chlordécone avait un potentiel cancérogène. Face à ces connaissances accumulées, c’est surprenant que la France ait autorisé cette molécule. Cela a été fait pour protéger la culture de la banane qui avait subi de nombreux cyclones et était soumise à des insectes ravageurs. La solution s’est avérée dramatique.
Cette pollution sera-t-elle persistante dans le futur ?
C’est une molécule qui ne se dégrade pas facilement dans l’environnement. Cela va demander des centaines d’années pour que ça disparaisse complètement. D’ici là, les sols resteront contaminés sauf si on trouve des solutions pour dépolluer des dizaines de milliers d’hectares.
Comment l’État doit-il prendre en compte ce problème ?
Il faut adopter les mesures de prévention pour que la population ne soit plus exposée. Cela passe par des contrôles très rigoureux sur les produits alimentaires, et par l’application de normes protectrices sur les limites maximales de résidus dans ces produits.
Bien sûr, cela aura un coût économique puisque les éleveurs, les cultivateurs, les pêcheurs, vont devoir s’adapter. Et ce n’est pas à eux de payer. L’État a reconnu sa responsabilité, et il doit l’assumer même si elle sera coûteuse.
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