Histoires de la médecine: Quand les «faiseuses d’anges» proposaient aux femmes d’avorter
SERIE (2/4)•Bien avant Simone Veil et sa loi qui dépénalise l'avortement, bien des femmes ont bravé l'interdit et l'opprobre pour mettre fin à leur grossesse quels que soient les moyens et les risques...Oihana Gabriel
L'essentiel
- «20 Minutes » remonte au XIXe siècle, période où l'avortement se banalise en France.
- Longtemps toléré dans une France malthusienne, le regard change subitement sur l'avortement avec les guerres contre la Prusse à la fin du XIXe et la Grande Guerre.
Pendant les vacances de Noël, 20 Minutes revient sur les « premières fois » qui ont marqué l’Histoire de la médecine en partenariat avec Retronews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France. Aujourd’hui, retour sur les prémisses tourmentées de l’IVG.
Le décès cette année de Simone Veil a rappelé l’avancée fondamentale de sa loi qui a dépénalisé l’avortement en 1975. Mais dès l’Antiquité, les femmes ont trouvé des moyens de mettre fin à une grossesse non désirée. Retour sur les prémisses d’une des plus grandes avancées pour la santé des femmes.
Un crime paradoxalement encouragé au XIXe…
De tout temps, l’avortement a été condamné par la religion. Mais c’est le code pénal de 1810 de Napoléon qui instaure le crime d’avortement. Les femmes ayant volontairement mis fin à leur grossesse et ceux les ayant aidé risquent la prison. « Au XIXe siècle, l’avortement est interdit dans les textes, mais en pratique il est autorisé, voire encouragé, nuance Mathilde Larrère, historienne et enseignante à l’Université de Marne-la-Vallée. Pour preuve : nombre de journaux affichent des publicités pour des potions abortives et autres perles magiques pour retard de règles…
Et autres petites annonces de sage-femmes proposant leurs services « en toute discrétion »…
L’enfant moins « rentable »
Pourquoi cette promotion ? Parce qu’en l’absence de techniques de contraception fiables, l’avortement était une méthode pour limiter les naissances dans une France malthusienne. « La natalité a commencé à baisser dès les années 1830, souligne Jean-Yves Le Naour, co-auteur de L’Histoire de l’avortement (Seuil). Il y a de façon générale au XIXe siècle un désir d’avoir moins d’enfants pour pouvoir assurer à chacun un avenir meilleur. D’autre part, les lois de protection de l’enfance, et notamment les lois restreignant le travail des enfants, rendent l’enfant moins "rentable". Ceci sera encore accentué à partir de 1882 avec l’instauration de l’obligation scolaire pour tous les enfants de 6 à 13 ans. Au XIXe, le nombre d'avortement augmente et concerne tous les milieux sociaux.» Contrairement à l’image véhiculée par les pourfendeurs de l’avortement, il n’est pas le fait de jeunes filles de mauvaise vertu… mais plutôt de mères de famille qui ne pouvaient pas nourrir une bouche de plus. Pour preuve, cet éditorial de Gil Blas en 1890: « La repopulation ! Il faudrait prendre les ultimes excréments de la famille Hayem pour en barbouiller ceux qui osent prêcher la reproduction aux meurt-de-faim ! »
Des techniques qui « mécanisent » l’avortement au XIXe siècle
Autre explication de cette banalisation : les moyens pour avorter se multiplient. Pendant des siècles, les femmes utilisaient des potions abortives, rarement efficaces… « Le XIXe siècle est le siècle de la « mécanisation » de l’avortement, synthétise l’historien. On utilise alors deux méthodes : soit l’introduction d’un liquide dans l’utérus (eau de javel, eau savonneuse…), soit l’utilisation d’un instrument tranchant destiné à percer la poche amniotique. Au XXe siècle, les avorteurs ont de plus en plus recours à une sonde introduite dans le vagin et censée provoquer un avortement au bout de quelques jours. »
Les guerres encouragent le natalisme
Cette tolérance vis-à-vis des avortements prend fin en 1870. « Il n’est plus seulement considéré comme une atteinte à la vie d’un être humain en devenir, mais comme un crime contre la patrie, dans le cadre de l’angoisse nataliste qui s’est emparée du pays après la guerre de 1870-71, souligne Jean-Yves Le Naour. Beaucoup de ceux qu’on appelle les "repopulateurs" s’effraient de l’atonie démographique de la France, dont la natalité est effectivement beaucoup moins forte que celle de ses voisins européens, en particulier l’Allemagne, le nouvel ennemi. »
Un tournant accentué par la saignée de la Grande Guerre. En 1920, une loi interdit l’avortement, la contraception et toute propagande anticonceptionnelle. « De crime, l’avortement devient délit, on a l’impression que c’est moins grave, mais le nombre de peines explose pour les avorteuses comme les avortées », reprend Mathilde Larrère.
Une répression renforcée encore sous Vichy : en 1942, l’avortement devient un crime d’Etat et les avorteuses sont guillotinées. A la Libération, on supprime la peine de mort mais on ne revient pas sur l’interdiction. Il faudra attendre la loi Veil de 1975 pour voir la dépénalisation de l’avortement, qui devient alors Interruption Volontaire de Grossesse (IVG).
Une histoire tronquée
Pas évident d’avoir une idée précise du vécu des femmes qui avortaient avant 1975. D’abord parce que les avortements se faisaient dans la clandestinité. Seuls les comptes rendus de procès, comme ici celui des avorteuses des Batignolles, laissent imaginer les risques courus par ces femmes.
Mais ces coupures de journaux pourraient induire en erreur. « Les rares affaires qui trouvent le chemin des prétoires, quelques dizaines de cas dans les dernières années du XIXe siècle, ne représentent que la partie émergée de l’iceberg, nuance l’historien. Difficile de chiffrer le nombre d'avortements. «Car, même pour un médecin, il est quasiment impossible de distinguer une fausse-couche naturelle d’une fausse-couche consécutive à des manœuvres abortives à l'époque. Les chiffres de 500.000 avortements annuels avancés par la plupart des "repopulateurs" sont à nuancer fortement, on pourrait sans doute les diviser par dix », tranche Jean-Yves Le Naour. De même, « le nombre de femmes mortes après un avortement était gonflé par les deux camps : pour dire qu’il fallait légiférer et pour faire peur », renchérit Mathilde Carrère.
«Au final, la loi Veil est un extraordinaire progrès avec la dépénalisation, mais s’accompagne d’une médicalisation de l’avortement : il n’est autorisé qu’à l’hôpital, nuance l'enseignante. Où souvent, les médecins hommes culpabilisent les femmes. Or, on oublie toujours un épisode important : en 1972, les femmes mourraient beaucoup moins grâce à la méthode Karman qui permettait d’avorter par pompe aspirante, chez elle, sans recours à un médecin.»