INTERVIEWAnorexie: «Notre premier travail, c’est de les faire sortir du déni»

Anorexie: «Notre mission, c’est de les rendre à la vie, plutôt qu’à l’alimentation»

INTERVIEWAlors qu’une mannequin anorexique est morte d’inanition en Italie, le Dr Meunier explique à « 20 Minutes » les difficultés que les soignants rencontrent pour traiter ces anorexiques…
Oihana Gabriel

Propos recueillis par Oihana Gabriel

Une mannequin russe de 27 ans, anorexique, est morte d’inanition, a-t-on appris ce jeudi.

La mère de la jeune femme a placé la dépouille de sa fille dans une valise qu’elle a jetée à la mer au large de Rimini, sur la côte italienne de l’Adriatique, a rapporté mercredi le quotidien Corriere delle Sera. Un drame sordide qui jette une lumière crue sur cette maladie, l’anorexie, qui touche en France près d’1,5 % de la population féminine, de 15 à 35 ans. Comment aider ces patients qui risquent leur vie ? Quelles sont les difficultés rencontrées par les soignants ? 20 Minutes a posé ces questions au Dr Alain Meunier, psychiatre spécialiste des troubles du comportement alimentaire et président de l’association la Note Bleue, qui propose un centre de soin pluridisciplinaire en ambulatoire.

Quel est le parcours habituel d’un adulte souffrant d’anorexie ?

L’anorexie est une maladie de l’adolescence liée à la métamorphose du corps, qui démarre en général entre 11 et 16 ans. Soit la patiente s’en sort, soit la maladie se perpétue. Mais le plus fréquent c’est des femmes anorexiques qui passent à la boulimie et aux vomissements. On oppose souvent ces deux pathologies, mais c’est le même problème dans la tête. Et la boulimie n’est pas du tout une maladie moins grave. Les anorexiques meurent très rarement. Celles qui sont le plus en danger ce sont les boulimiques, car elles risquent un arrêt cardiaque.

Quand peut-on hospitaliser un adulte anorexique ?

C’est un vrai problème. S’il y a refus de soin par le patient majeur, vous êtes coincé. On ne peut pas forcer une personne à se faire soigner si elle ne voit pas qu’elle est malade. Le médecin peut faire une hospitalisation volontaire mais dans les faits, c’est très rare. Deuxième frein : il n’y a pas de service spécialisé pour les anorexiques adultes au bout pour les accueillir. Si une adulte qui pèse 28 kg et qui s’évanouit dans la rue est envoyée aux urgences, elle va ressortir de l’hôpital rapidement. Car à part la maigreur, elle présentera des examens sanguins normaux. Si le patient est vraiment très mal, il va en réanimation.

Quelles sont les principales difficultés des soignants ?

Notre premier travail, c’est de les faire sortir du déni. Elles perdent leurs cheveux, elles font 28 kg… mais ne voient pas le problème. Pour nous, 50 % du problème c’est d’amener une anorexique à accepter des soins. Même quand elle commence à se soigner, elles sont dissociées. Les gamines donnent un nom à l’autre qui est en elle. Elles vivent un vrai dédoublement, c’est vraiment impressionnant. Comme Angel et Lina.

Une fois qu’une partie suffisante d’elle est prête à aller mieux, l’anorexie est quelque chose qui se soigne bien et de mieux en mieux. Quand on va sur internet on a l’impression qu’on s’en sort jamais. C’est faux. Mais c’est à peu près aussi difficile que d’arrêter une drogue dure.

Deuxième problème pour les soignants : il faut être vigilant dans le suivi. Si elles deviennent boulimiques, tout le monde est content parce qu’elles se remettent à manger. La réalité, c’est qu’elles ne sont pas guéries et elles vont toujours aussi mal.

Est-ce que le traitement de l’anorexie a changé ?

Oui. Pendant longtemps, on était dans un rapport de force entre l’hôpital et la patiente. Si vous enfermez une anorexique dans une chambre, vous lui refusez ses seuls plaisirs : voir sa famille, lire, travailler… C’est une façon de se positionner contre les symptômes. Et ces traitements sont pour moi voués à l’échec.

On est en train de sortir de ça. Et des traitements médicamenteux qui ne marchent pas. Aujourd’hui, il existe beaucoup de solutions nouvelles : un suivi en ville, la stimulation magnétique, l’auto-hypnose… Il y a des lieux comme le nôtre [La Note Bleue] avec prise en charge pluridisciplinaire ambulatoire : avec une psychomotricienne, diététicienne, psychologue… Il faut les faire sortir du déni et prendre le problème par tous les bouts : s’attaquer à l’image du corps, aux pensées obsessives alimentaires, via des groupes de paroles, cours d’estime de soi, des entretiens avec un psychologue… On prend le problème par où elle veut bien nous le présenter.

La maîtrise de la nourriture fait qu’elles maîtrisent toute leur vie. Elles sont dans le doute permanent, dans l’incapacité de vivre dans l’instant, et donc de ressentir du plaisir. Elles se fabriquent une prison. Notre mission, c’est de les rendre à la vie, plutôt qu’à l’alimentation.

Comment aider l’anorexique qui ne pense pas qu’elle est malade ?

D’abord, on se met à plusieurs pour lui expliquer. Une technique qui marche bien, c’est qu’elle rencontre d’autres anorexiques. On voit bien chez les autres ce qu’on ne voit pas chez soi. C’est souvent une bonne porte d’entrée pour les soins. On n’imagine pas la puissance du déni, c’est une vue hallucinée de soi-même. On a l’impression qu’elles ne veulent pas voir. Mais une patiente de 28 kg m’explique qu’elle sent la graisse dégouliner sur ses cuisses… Notre psychomotricienne propose des exercices pour remettre en adéquation son corps et l’image qu’elles en ont. Si vous leur demandez de montrer leur tour de taille avec une ficelle, il sera trois fois supérieur au leur…