Jean-Claude Kaufmann: "Nous n'avions pas conscience de la fragilité de nos sociétés"
ENTRETIEN ACTU•Le sociologue briochin Jean-Claude Kaufmann, auteur notamment de La fin de la démocratie, livre son regard sur la crise actuelle et ce qu’elle dit de notre monde…Magazine Bretons - Maiwenn Raynaudon-Kerzerho
BRETONS : Que dit cette crise de notre monde ? On voit finalement que nos sociétés hyper-développées sont en réalité très fragiles ?
JEAN-CLAUDE KAUFMANN : Oui, exactement. Il y a quelques années, j’avais voulu titrer un livre Le Syndrome du Titanic. J’avais la conviction qu’on était comme sur le pont du Titanic, dansant au son des violons, admirant les icebergs au loin, sans avoir la conscience de la fragilité extrême de nos sociétés et des crises qui se profilaient. On avait une conscience un peu lointaine de risques, mais on se disait qu’on avait une capacité de maîtrise, des experts dans tous les domaines, qui pouvaient tout gérer. Or, sur toute une série de sujets, la société qui est la nôtre est devenue extrêmement fragile. Il y a cette pandémie mondiale, mais d’autres facteurs peuvent bloquer notre système. On peut penser à un virus informatique, par exemple, alors que notre société est régulée par les circuits numériques et informatiques. On peut également penser à la crise climatique, bien sûr.
On n’en avait pas conscience. Là, c’est un brusque réveil. Et en même temps, il est frappant de constater que tout le monde entre dans l’histoire, est capté, obnubilé, par les derniers chiffres sur l’aplatissement de la courbe, avec cette question : est-ce une énorme parenthèse dans la vie ordinaire ou est-ce que le monde d’après va se révéler différent ? Et combien de temps va durer cette parenthèse, quelle profondeur va-t-elle avoir ? Et selon la réponse à ces questions, on saura si c’est beaucoup plus qu’une parenthèse.
Car il y a beaucoup de questions sur le virus lui-même, mais on va bientôt parler d’autres problèmes que cette crise sanitaire va poser : la crise gigantesque qui s’annonce – on parle de trillions, de milliers de milliards de dollars pour y répondre – économique et financière, qui risque de créer une crise sociale.
Nous vivons un moment historique important, très fort. Et après la crise des Gilets jaunes, qui montrait l’insoumission de la société, que les gens n’acceptent plus d’obéir en silence face à un certain nombre d’injustices, il est frappant de constater la facilité avec laquelle le mot d’ordre de rester chez soi – même si ce n’est pas respecté à 100 % – a été suivi par une grande majorité.
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« “CETTE CRISE VA ÊTRE L’OCCASION DE BOUSCULER NOS VIEUX REPÈRES, LE FAIT QU’ON EST DANS UNE SOCIÉTÉ TOTALEMENT GUIDÉE PAR L’ÉCONOMIE.” »
Selon vous, va-t-on revenir au monde qu’on connaissait ? Ou bien les phénomènes de solidarité, la mise en avant des produits locaux, des circuits courts, peuvent nous faire espérer un changement ?
Ça dépend beaucoup de la durée de la parenthèse. S’il y a un traitement miracle, que le virus se fatigue sous les chaleurs de l’été, il peut y avoir un désir de fête, une envie de retrouver une certaine normalité. Dans un an, on pourrait avoir un peu oublié cette période extrêmement étrange.
Je ne crois pas trop à cette hypothèse. On se rend compte que la sortie ne peut pas être très brève. Et les prémices de la crise économique gigantesque sont enclenchées. On est parti pour une série d’épreuves.
D’un côté, il va y avoir une série d’enchaînements de drames et d’épreuves. Mais peut-être que ça va être l’occasion de bousculer nos vieux repères, le fait qu’on est – ou était – dans une société totalement guidée par l’économie, c’est-à-dire les calculs égoïstes de chacun. C’est impensable de se dire que le fonctionnement d’une société est basé sur des valeurs économiques qui sont elles-mêmes fondées sur une vision de l’individu calculateur selon ses intérêts. C’est le monde à l’envers ! Et là, on pourrait en sortir.
On voit déjà des choses : retrouver une forme de souveraineté sanitaire, des circuits courts de production… Des éléments qu’on va retrouver dans le monde d’après, de toute façon, mais peut-être beaucoup plus forts. Dans ce monde du confinement, on a un peu perdu les repères habituels. C’est une période de réflexion existentielle sur ce qui fonde notre société, quel est le sens de la vie, quelles sont les priorités, quel est l’essentiel.
Un certain nombre d’économistes parlent d’une reprise en V, disent qu’après le confinement, on va se rattraper par une hyper-consommation. Ce n’est pas sûr du tout. Il va peut-être y avoir une interrogation sur le type de société qu’on construit. On se dit qu’on n’a peut-être pas accordé assez d’attention à la santé, à la localisation des produits…
Je crois que nous vivons un brusque retour de l’histoire. La société d’avant était une société du divertissement, il ne se passait pas grand-chose, les petits problèmes étaient résolus par des experts. Et puis, on a été surpris par la révolte des Gilets jaunes, cette France qu’on ignorait un peu, qui d’un seul coup a crié sa colère face aux injustices. C’était déjà un premier signe qui montrait qu’il y avait quelque chose de faux, une illusion collective, dans la société. Là, c’est un brusque réveil. On est aux prises avec une société qui vit le processus historique. On a hâte de savoir, il va se passer des choses.
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Retrouvez l'intégralité de cet entretien dans le magazine Bretons n°164 de mai 2020