strategiePourquoi le RN se pose en « bouclier » des juifs de France ?

Marche contre l’antisémitisme : Le RN « bouclier » des juifs de France, nouvelle étape de sa « normalisation » ?

strategieDepuis son accession à la tête du Rassemblement national (ex-FN), Marine Le Pen tente de mettre sous terre le procès en antisémitisme de son mouvement
Thibaut Le Gal

Thibaut Le Gal

L'essentiel

  • Marine Le Pen appelle ce mercredi 8 novembre l’ensemble des électeurs du Rassemblement national à se joindre dimanche à la marche contre l’antisémitisme organisée par les présidents de l’Assemblée et du Sénat.
  • Depuis qu’elle a pris la tête du mouvement, Marine Le Pen tente en effet de gommer le passé de son parti et les nombreuses sorties antisémites de son père.
  • Le RN assure notamment qu’il est aujourd’hui le meilleur « bouclier » pour défendre les « Français de confession juive » face à « l’idéologie islamiste ».

Ce mercredi 8 novembre 2023, Marine Le Pen appelle l’ensemble des électeurs du RN à se joindre dimanche à la marche contre l’antisémitisme organisée par les présidents de l’Assemblée et du Sénat. A cette occasion, nous proposons de (re) lire ce récent article.

La position pourrait dérouter au regard de l’histoire du mouvement. Dans la foulée de l’attaque contre Israël le 7 octobre, le Rassemblement national a apporté son soutien à l’Etat hébreu, défendant l’action militaire menée à Gaza : « Il est tout à fait légitime qu’Israël souhaite l’éradication du groupe armé terroriste Hamas et qu’il se donne les moyens de le faire », a notamment défendu Marine Le Pen sur RMC.

Dans le même temps, le RN (anciennement Front national), fondé en 1972 par des ex-nazis, collaborationnistes et autres antisémites notoires, s’est présenté comme le meilleur « bouclier » pour défendre, en France, les « Français de confession juive » face à « l’idéologie islamiste », selon les mots du président du parti, Jordan Bardella. En toile de fond : la volonté de gommer les années Jean-Marie Le Pen et de tenter de normaliser toujours plus le mouvement.

Faire oublier le « point de détail »

Dès 2011, lorsqu’elle prend la tête du « Front », Marine Le Pen a voulu mettre sous terre le procès en antisémitisme du parti à la flamme. Elle prend soin, cette année-là, de qualifier les camps de la mort de « summum de la barbarie ». « Elle a conscience que le FN a payé le prix fort pour les obsessions de son père. Les saillies perpétuelles de Jean-Marie Le Pen interdisaient à de nombreux sympathisants de la droite de la droite de le rejoindre, même s’ils pensaient la même chose, notamment sur l’immigration », avance Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite et co-directeur de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean Jaurès.

Jean-Marie Le Pen finit d’ailleurs par être exclu de son propre parti par sa fille en 2015, après de nombreux dérapages antisémites. Dont une énième sortie sur les chambres à gaz, qu’il considère comme « un détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale ». En 2020, Marine Le Pen rend hommage aux déportés juifs de la rafle du Vel d’Hiv, « expression la plus abjecte et abominable de l’antisémitisme ». Cette prise de position est saluée à l’époque par l’historien et défenseur de la cause des déportés juifs Serge Klarsfeld. Elle se recueille l’année suivante devant le monument aux morts des héros du ghetto de Varsovie. « Marine Le Pen n’est pas son père, ce n’est ni la même histoire personnelle, ni la même génération. Elle a tout fait pour se défaire de cette tunique de Nessus qui a rendu impossible tout accord de coalition avec la droite, reprend Jean-Yves Camus. C’est une question d’image et de symbole, qui s’inscrit dans la stratégie de normalisation du parti. »

Le RN, focalisé sur « l’antisémitisme lié à l’islamisme »

En 2013, dans un entretien avec l’historienne Valérie Igounet *, Louis Aliot faisait même de cette lutte stratégique une priorité pour accéder au pouvoir. « La dédiabolisation ne porte que sur l’antisémitisme. En distribuant des tracts dans la rue, le seul plafond de verre que je voyais, ce n’était pas l’immigration, ni l’islam… C’est l’antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous. Il n’y a que cela… A partir du moment où vous faites sauter ce verrou idéologique, vous libérez le reste », assurait alors l’actuel premier vice-président du RN et maire de Perpignan.

Dans son argumentaire, le Rassemblement national se focalise aujourd’hui sur « la montée d’un antisémitisme lié à l’islamisme », se présentant comme le meilleur « rempart ». Marine Le Pen n’a d’ailleurs pas hésité à faire, lundi à l’Assemblée, une analogie entre l’attaque du Hamas et l’assassinat de l’enseignant Dominique Bernard par un jeune Russe radicalisé, cinq jours plus tard, à Arras. Une stratégie qui semble porter ses fruits dans l’opinion. Dès 2012, pour sa première campagne présidentielle, Marine Le Pen obtenait 13.5 % des voix chez les Français de confession juive (17.9 % au niveau national), bien plus que son père Jean-Marie en 2007 (4,4 %, contre 10,44 % au total), selon un sondage Ifop.

« Son discours correspond à ce que disent les Français, qui placent le rejet et la haine d’Israël et les idées islamistes comme les causes les plus importantes de l’antisémitisme (77 % et 76 %), devant les idées d’extrême droite (66 %) », assure Frédéric Dabi, directeur général opinion de l’Ifop. Selon le sondage qu’il cite, publié le 13 octobre, 42 % des Français interrogés font d’ailleurs confiance à Marine Le Pen pour lutter contre l’antisémitisme, derrière Edouard Philippe (46 %), mais devant Emmanuel Macron (41 %), Elisabeth Borne (37 %), et très loin devant Jean-Luc Mélenchon (17 %). « La cicatrice des années Jean-Marie Le Pen est derrière nous. Ça emmerde tout le monde de le reconnaître pour de basses raisons politiciennes, mais Marine a été sincère en faisant le ménage et en virant son père », dit Jean-Philippe Tanguy, député RN, proche de l’intéressée.

Le « cordon sanitaire » maintenu

Reste que le parti de Jordan Bardella est régulièrement épinglé pour ses liens, financiers et personnels, avec des ex-personnalités du Groupe union défense (GUD). Ce groupuscule identitaire et violent, dont la branche parisienne tweetait le 7 octobre « ni kippa, ni kippa », au moment où le Hamas attaquait Israël, reste viscéralement antisioniste. « Marine Le Pen n’a rien à voir avec le GUD, et tous les liens avec d’anciens membres sont rompus ou vont bientôt l’être », souffle son entourage. La société de communication e-Politic demeure pourtant prestataire du RN pour les prochaines élections européennes, alors que l’un des actionnaires, ex-gudard, participait en mai dernier à une manifestation néofasciste à Paris, selon Libération.

Le maintien de ces liens et les dérapages antisémites de plusieurs candidats investis à différentes élections – aussitôt suspendus par le parti – montrent que la « dédiabolisation » est encore loin d’être accomplie. Le RN a d’ailleurs échoué à prendre la tête du groupe d’étude sur l’antisémitisme à l’Assemblée en fin d’année dernière, comme la présidence du groupe d’amitié France-Israël. Il y a quelques jours, les élus RN n’ont pas non plus été invités par la présidente de l’Assemblée pour sa visite de l’Etat hébreu. Un « cordon sanitaire » maintenu également par le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), qui continue de placer le parti à la flamme en dehors « du champ républicain ». Mais la guerre au Proche-Orient est-elle en train de faire bouger les lignes ?

En 2018, Marine Le Pen et ses proches avaient été hués lors d’un rassemblement en hommage à la mémoire de Mireille Knoll, octogénaire juive assassinée à Paris. Le 9 octobre dernier, plusieurs députés RN participaient sans heurt à une « marche de solidarité avec Israël » organisée par le Crif (sans y avoir été invités). « La normalisation est une stratégie de longue haleine… », avance un cadre du parti, ajoutant que la position controversée de Jean-Luc Mélenchon ces dernières semaines « sert l’intérêt du RN ». A cette même marche, le patron du PS, Olivier Faure, et la maire de Paris, Anne Hidalgo – assimilés (à tort) aux positions du patron insoumis –, étaient, eux, bien chahutés.

* Entretien du 6 décembre 2013, de Valérie Igounet, Le Front national de 1972 à nos jours, Paris, Seuil.