Réforme des retraites : « 175 heures de débat parlementaire », ce n’est pas vraiment un gage de qualité
POLITIQUE•Avec le 49-3, et aussi le 47-1 et le 44-3, le gouvernement a eu recours de manière « inédite » à une succession d’articles de la Constitution pour faire passer la réforme des retraites. « Un détournement », regrette la chercheuse Laureline FontaineEmilie Jehanno
L'essentiel
- Défendant l’utilisation du 49-3, Elisabeth Borne, la Première ministre, a expliqué lundi 20 mars qu’elle ne voulait pas « prendre le risque de voir 175 heures de débats parlementaires s’effondrer ».
- Mais ce débat a été mis à mal par l’utilisation inédite de trois véhicules constitutionnels contraignants pour faire passer la réforme des retraites. Outre le 49-3, l’exécutif a eu recours aux articles 47-1 et 44-3 de la Constitution.
- Le gouvernement a utilisé « tous les moyens à sa disposition et, au passage, il détourne, il dénature la Constitution », regrette Laureline Fontaine, professeure de droit public et constitutionnel à l’université Sorbonne-Nouvelle.
L’adoption finale au forceps de la réforme des retraites avec l’article 49.3 de la Constitution a mis le feu aux poudres en France, alors qu’une neuvième journée de manifestation syndicale a lieu ce jeudi. Mais c’est aussi un arsenal « inédit » dans l’histoire de la Ve République qui a été mis en œuvre, souligne Laureline Fontaine, professeure de droit public et constitutionnel à l’université Sorbonne-Nouvelle.
Car le gouvernement a, au final, cumulé trois véhicules constitutionnels contraignants pour faire passer la réforme des retraites : l’article 47-1 qui a limité le temps des débats, puis l’article 44-3 qui a obligé le Sénat à un vote unique sur le texte et, enfin, devant l’absence d’une majorité à l’Assemblée, Elisabeth Borne a activé l’article 49-3 pour faire adopter la loi sans la mettre aux voix, en engageant la responsabilité de son gouvernement.
L’exécutif a « détourné et dénaturé la Constitution »
L’exécutif a utilisé « tous les moyens à sa disposition et, au passage, il détourne, il dénature la Constitution », regrette Laureline Fontaine, autrice de La Constitution maltraitée (Ed. Amsterdam). « La Constitution, ce n’est pas une succession d’armes, c’est un cadre, un esprit, poursuit-elle. Là, elle ne sert plus à poser de limites. On a le sentiment du contraire : elle sert à donner des pouvoirs encore plus importants au gouvernement. »
En début de semaine, défendant l’utilisation du 49.3, la Première ministre a expliqué qu’elle ne voulait pas « prendre le risque de voir 175 heures de débats parlementaires s’effondrer ». Un argument qui laisse sceptique la chercheuse : « Le volume de la discussion est insuffisant pour fonder une bonne délibération et une bonne loi, parce que le temps est absolument nécessaire. »
Un article pour limiter le temps de débats
Lors du dépôt fin janvier du projet de loi, l’usage du 47-1, « plus que discutable », aurait pu être contesté par la conférence des présidents de l’Assemblée nationale, note-t-elle. Car cet article est prévu pour un projet de loi de financement rectificatif du budget de la Sécurité sociale (PLFRSS). Certaines dispositions de la loi, qui sont hors du champ financier, pourraient d’ailleurs faire l’objet d’une censure partielle par le Conseil constitutionnel.
« Les projets de loi de financement de la Sécu n’existent que depuis 1996, et concernent des questions comptables normalement, détaille Laureline Fontaine. Les grandes décisions ont été prises par ailleurs dans des lois ordinaires, notamment des lois sur les retraites. » Subtilité du 47-1 employé par l’exécutif : il permet au gouvernement de limiter la durée des débats à 50 jours et offre la possibilité de mettre en œuvre des dispositions du projet par ordonnances en cas d’absence de votes au parlement.
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Si l’Assemblée nationale ne s’est pas prononcée en première lecture dans un délai de vingt jours, l’exécutif peut aussi saisir le Sénat, qui doit statuer dans les quinze jours. « C’est très peu au regard des enjeux sociétaux de cette réforme puisqu’il s’agit de fixer l’âge légal de départ à la retraite, ce n’est pas une question comptable », commente la professeure de droit constitutionnel. Commencé le 6 février, le débat en première lecture s’est achevé à l’Assemblée le 17 février, sans débat ni vote sur la mesure phare du report à 64 ans.
Le vote bloqué au Sénat
Avec cet article, le gouvernement a limité « le temps de la délibération, à rebours des principes fondamentaux de la procédure législative, fruit de réflexions de plusieurs siècles », critique-t-elle. Le 10 mars, Olivier Dussopt, ministre du Travail, a aussi choisi de déclencher la procédure de vote bloqué au Sénat via le 44-3, pour contrer « l’opposition méthodique » de la gauche, a-t-il argué. Cette arme constitutionnelle oblige les sénateurs à se prononcer par un seul vote sur l’ensemble de la réforme, en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le gouvernement.
Enfin, l’activation du 49-3 permet l’adoption d’un texte sans vote devant l’Assemblée nationale, sauf motion de censure. Sur le PLFRSS de la réforme des retraites, deux ont été déposées et rejetées le 20 mars, la motion transpartisane ayant échoué à 9 voix près. « Le 49-3 a été pensé d’un usage exceptionnel par Michel Debré, corédacteur de la Constitution, rappelle Laureline Fontaine. Il n’y a jamais eu lieu d’utiliser le 49-3 pour les projets de loi de finances de la Sécurité sociale, en sachant que le 49-3 est uniquement conçu pour ne pas créer de situations de "shutdown" », c’est-à-dire pour éviter une situation de paralysie au 31 décembre.
« Les dégâts réels pour la démocratie parlementaire »
« C’est la raison pour laquelle il y a cinquante jours pour valider le plan, le modifier, et, s’il n’y a pas d’accord au 31 décembre, le gouvernement exécutera le budget par voie d’ordonnances, poursuit-elle. Là, on n’est pas du tout dans cette situation, il n’y a pas lieu de l’utiliser. »
Pour la professeure de droit constitutionnel, la séquence de la réforme des retraites est emblématique du refus du débat parlementaire et de l’entente de la part du gouvernement. Elle craint « les dégâts réels pour la démocratie parlementaire », avec cet « abus », l’exécutif a « joué avec ce que permettait techniquement le texte constitutionnel ».