Corruption au Parlement européen : Au Luxembourg, la survie d'« un certain idéal européen » malgré les scandales
reportage•Le Luxembourg possède l’une des populations les plus europhiles, bien consciente des avantages des Vingt-SeptJean-Loup Delmas
L'essentiel
- L’Union européenne est plongée dans le scandale du « Qatargate », plusieurs députés du Parlement, notamment la vice-présidente, étant soupçonnés de corruption en faveur de l’émirat.
- Au Luxembourg, l’un des pays des plus europhiles qui soit, les Vingt-Sept gardent la cote malgré les polémiques.
- Dans cette période de crise sanitaire, économique et internationale, la population du Grand-duché reste persuadée des bienfaits de l’Europe et de sa nécessité absolue. On est allé vérifier sur place.
De notre envoyé spécial au Luxembourg,
« Ech sinn, du bass, hien ass » Studieusement, Stéphanie répète ses gammes de conjugaison luxembourgeoise. La Franco-Allemande maîtrise déjà ses deux langues natales, en plus de l’anglais. Il s’agit donc d’une nouvelle étape pour cette tour de Babel sur pattes dans son objectif d’obtenir la nationalité de son pays d’accueil - un test de langue est notamment nécessaire.
Le Luxembourg, c’était d’abord plus une péripétie professionnelle pour Stéphanie qu’une vraie finalité. Mais très vite, la jeune femme s’est éprise de cette Nation singulière, au point de rêver d’intégrer la sélection nationale de volley d’ici à quelques années. Un amour du pays non pas pour sa vaste campagne, ses châteaux ou son herbe verte à faire passer les plaines écossaises pour des tapis de sol. Juste le fait que lorsqu’on est née de deux peuples voisins qui ont pu être ennemis à travers les siècles, le Luxembourg représente « un certain idéal européen, à travers notamment tous ces frontaliers qui se réunissent ici, se comprennent et travaillent ensemble. Ça semble un peu niais, mais il y a quelque chose d’émouvant. »
L’Europe et le Luxembourg, « succès story incroyable »
Lorsqu’elle décrochera la nationalité, Stéphanie renforcera l’europhilie d’un territoire… particulièrement europhile. A chaque Eurobaromètre, le Grand-duché truste en effet les premières places des pays les plus sympathisants de l’Union européenne. Début 2022, 78 % des sondés luxembourgeois se disaient attachés à l’Europe, onze points de plus que la moyenne des Vingt-Sept (67 %). Le pays reste le seul à avoir instauré le 9 mai, journée de l’Europe, comme jour férié. Ici, on aime l’UE comme on hérite du service vaisselle familiale : sans trop se poser de questions.
Diego Velazquez, journaliste luxembourgeois aux affaires européennes, raconte : « Pour le pays, c’est une ''success story'' incroyable. On a profité de nombreux avantages sans vraiment avoir à concéder grand-chose. » Le Grand-Duché possède deux fois plus d’habitants le jour que la nuit : la moitié des travailleurs repassent les frontières après leur journée de travail. Des concepts comme « la libre circulation », « la coopération entre les Nations » et autres paix entre les peuples sont donc particulièrement porteurs.
« Pas de sens de se passer de l’Europe »
Au café de la gare de Luxembourg (la capitale), où cette porosité des frontières prend tout son sens, les voyageurs demandent à la suite un americano, un kaffee, un café long ou un kaffi sans que cela ne surprenne aucune oreille. Pierre, local de 35 ans, nous explique en attendant son train, les cernes encore dans son gobelet chaud : « L’Europe nous entoure. Sans elle, on perd la moitié de notre population, ça n’aurait pas de sens de s’en passer. C’est plus facile d’aimer les Vingt-Sept quand on est un petit pays, ils nous donnent un poids. Exister seul, pour nous, c’est être invisible. Je comprends que vous, les Français, soyez plus sceptique… »
N’exagérons rien, les Luxembourgeois ne sont pas non plus à sortir le drapeau européen comme des Bretons, ou à chanter L’Hymne à la joie chaque matin au réveil. L’europhilie est discrète, mais ancrée solidement. : « Il y a la conscience que l’Union lui est bénéfique, et que le pays a eu raison de se rallier à une cause plus grande, note Anne Calteux, représentante de la Commission européenne au Luxembourg. C'est l’un des pays fondateurs, et l’une des capitales européennes. L‘Europe s‘y vit au quotidien. », une place « à l’importance inenvisageable de base pour nous », insiste Pierre. Anne Calteux prend alors un exemple très concret : les vaccins contre le Covid-19 : « Sans le poids de l’Union européenne, jamais le Luxembourg n’aurait été livré si vite, ça montre bien l'importance de ce projet. »
Des voisins plus géants que gênants
Même le voisinage de l’imposant couple franco-allemand est vu comme une chance plus que comme un ombrage. « Bien sûr, au Luxembourg, personne ne veut que l’Europe ne se résume à deux gros pays et une meute de 25 suiveurs, nuance Diego Velazquez. Mais au vu de sa situation géographique, de son mélange des deux cultures, et de sa place de capitale européenne, le Luxembourg peut justement se permettre des arbitrages dans ce duopole. Le couple franco-allemand est à notre avantage, il nous place sur la carte. »
Ce que Sophie poétise bien : « Pour se plaindre que l’Allemagne ou la France nous fasse de l’ombre, il faudrait déjà qu’on ait été dans la lumière un jour. On est habitué à être des nains, on ne va pas se plaindre pour rien ». A 52 ans, cette banquière - ça ne s’invente pas - a vu une bonne partie de la construction de l’Union, mais aussi ses difficultés. Dernier exemple en date avec le « Qatargate », qui secoue le Parlement européen. Plusieurs députés, dont la vice-présidente Eva Kaili, ont été arrêtés, avec des centaines de milliers d’euros retrouvés à domicile. Le Qatar est accusé d’avoir soudoyé des votes en sa faveur. « Bien sûr que c’est scandaleux, et il va falloir laver tout ça. Mais l’Europe vaut amplement le coup malgré deux trois taches sombres », balaie Sophie d’un haussement d’épaules. Ce que Diego Velazquez résume efficacement : « Les Luxembourgeois ne vont pas renier l’UE pour une dizaine de députés potentiellement corrompus ».
La guerre en Ukraine comme rappel
Qui aime bien, châtie bien, relance Pierre : « On est plus exigeant vu qu’on aime l’Europe. On voit ses failles, ses limites, ses manques, ses inactions. Ce genre d’affaires, ça me désole ». Mais hors de question de jeter le bébé avec l’eau du bain, d’autant que le Luxembourgeois est pragmatique : « Vous voulez une bonne raison de rester unis ? La guerre en Ukraine. Empilez les scandales, les bourdes, les fautes, tant qu’il y aura des Poutine - et il y en aura toujours -, on aura tout intérêt à rester dans l’UE, malgré tous ses défauts. »
Constat partagé par Sophie. Et pour elle, pas besoin d’aller jusqu’à Moscou. « Quand on connaît un peu notre Histoire, on sait qu’il vaut mieux avoir l’Allemagne, la Belgique, la France comme alliés que comme voisins potentiellement hostiles », chacun ayant grignoté du territoire au Grand-duché au cours des siècles. L’invasion de l’Ukraine n’est alors qu’un rappel du fait que la guerre peut revenir en Europe, et que le cas échéant, le Luxumbourg aurait de quoi se défendre.
Les vaccins, la paix, le poids géopolitique… Autant de raison de se dire que le jeu en vaut la chandelle. Européenne convaincue, Stéphanie conclut : « Bien sûr que tout n’est pas parfait, et ça ne le sera probablement jamais. Mais ça vaut le coup de rêver quand même ».