Présidentielle 2022 : Entre « démotivation » et « colère », la tentation de l’abstention chez les électeurs de gauche
ABSTENTION•Le refus des candidats de gauche de s'allier en vue du premier tour lasse de nombreux sympathisants et élusNicolas Camus
L'essentiel
- L’appel d’Anne Hidalgo aux autres candidats de la gauche pour se soumettre à la primaire populaire et faire émerger une candidature unique à l’élection présidentielle a échoué.
- Dans ce contexte de désunion, des électeurs envisagent de bouder les urnes, pour afficher leur mécontentement ou parce qu’ils sont perdus.
- Des élus tentent encore de faire bouger les choses pour « ne pas laisser un boulevard » au centre et à la droite.
Un torrent de messages. Et pas vraiment pour féliciter les candidats de l’élan donné, à gauche de l’échiquier politique, à cette campagne présidentielle. L’appel à témoignages lancé auprès de nos lectrices et lecteurs fait apparaître une exaspération d’une grande majorité des sympathisants de gauche quant à la désunion de leur camp en vue du premier tour. « Je suis en colère face à leur irresponsabilité, fulmine Théo. Tous ont abandonné cette élection et ne pensent qu’aux législatives ou à 2027. Au regard des urgences – écologique, sociale, démocratique –, c’est totalement inacceptable. Leurs différences existent, mais elles sont surjouées à des fins électoralistes : sur le fond, sur l’essentiel, ils sont tous d’accord. »
Son avis résume assez bien la pensée d’un électorat désemparé face à la claque annoncée. Dans les sondages publiés en ce début du mois de janvier – qui ne disent rien de ce qu’il adviendra dans trois mois mais offrent une photographie des forces en présence –, les candidats de gauche (Mélenchon, Jadot, Hidalgo, Taubira, Roussel, Arthaud, Poutou, Montebourg) représentent entre 25 % et 30 % des intentions de vote, avec une pointe autour de 9 % pour le patron de La France insoumise. Des chiffres à vous réfugier dans l’Amap la plus proche pour oublier.
Si rien ne bouge d’ici au premier tour, les prétendants pourraient s’exposer à des représailles dans les urnes. « Pour la première fois de ma vie, je considère sincèrement l’abstention sanction », ne cache pas notre lecteur Théo. Il n’est pas le seul. « J’ai 65 ans et j’ai toujours voté à gauche. Mais face à ce cirque, je ne vois pas ce qui pourrait m’inciter à aller voter », témoigne José. Claude, 60 ans, a voté « Force ouvrière, PCF, Mélenchon, et même socialiste au second tour » au gré des élections. « Maintenant je dis stop, je ne vote plus », assène-t-il.
En décembre, Ipsos publiait une grande enquête réalisée auprès de 12.000 Français suivis dans le temps long. Constat probant observé par Mathieu Gallard, son directeur de recherche :
« « L’intention d’aller voter est plus faible chez les électeurs de gauche, ce qui n’était pas le cas en 2017 et les années précédentes. Le positionnement entre gauche et droite n’était pas un facteur sur ce sujet, ça l’est devenu. Ce désintérêt est lié au fait qu’il y a peu, voire aucune chance de l’emporter. Cela ne les motive pas à se rendre aux urnes. » »
Aux Lilas (Seine-Saint-Denis), la morosité est également de mise. La commune, aux mains du Parti Socialiste depuis vingt ans, l’est restée lors des dernières municipales après une entente avec Europe Ecologie-Les Verts. « Tout ça n’est pas très réjouissant », déplore Pénépole, une sympathisante de gauche rencontrée à proximité de l’école Romain-Rolland. « Ce qui me chagrine, c’est que le vote blanc n’est pas considéré comme un vrai vote, alors qu’il devrait être l’espace pour exprimer le mécontentement. Comme ça n’a pas d’impact, l’abstention est envisageable pour moi », reconnaît la jeune femme de 31 ans.
« Un boulevard » pour la droite
Son ami Martin ne se fait pas davantage d’illusions, mais il sera quand même au rendez-vous. « J’ai toujours un vote par défaut, c’est la seule chose qui nous reste. [La désunion à gauche] est symptomatique du problème actuel, observe-t-il. Ce n’est qu’une question d’individualités, là où il faudrait faire groupe. Mais je ne vais pas ne pas aller voter pour ça, c’est justement le piège. » L’absence de mobilisation rendrait plus éclatante encore la victoire du camp adverse, quel que soit son représentant. « S’abstenir, c’est faire le jeu de la droitisation du paysage politique, faire le jeu de Zemmour, de Pécresse, de Macron. C’est leur laisser un boulevard », prévient Aymeric de Tarlé.
Ce jeune élu (22 ans) du 11e arrondissement de Paris adhère au parti Allons Enfants, créé en 2014 pour « réconcilier les jeunes avec la politique ». Il fait partie des signataires d’une tribune publiée dans Le Monde dimanche dernier dans laquelle quelque 450 jeunes demandent à « Anne, Arnaud, Christiane, Fabien, Jean-Luc et Yannick » de « lever la tête » et s’unir autour des valeurs communes « d’égalité, de justice sociale et environnementale ».
Le risque de « tous sortir en lambeaux »
« Chaque parti présente son candidat tout en sachant qu’aucun ne gagnera. C’est la stratégie du coup d’après, qui convient plus aux partis qu’aux militants. On ne peut plus l’accepter », appuie l’élu, qui redoute une abstention massive, « surtout de la part des jeunes ». Le désespoir guette, d’autant que les tractations autour de la primaire populaire ont embrouillé tout le monde. Et qu’aucun thème cher à la gauche n’a encore réussi à se faire une petite place dans cette campagne. Dans son enquête, Ipsos révélait par exemple que les thématiques dont « on ne parle pas assez », selon les Français, sont – et de loin – les retraites, le pouvoir d’achat et les inégalités sociales.
A Romainville (Seine-Saint-Denis), le maire François Dechy refuse d’assister à cette « tragédie ». Il a rédigé en octobre le « serment de Romainville », un texte dans lequel les élus signataires s’engagent à ne pas accorder leur parrainage tant que le rassemblement n’a pas eu lieu. « Nous refusons de participer à la mise en scène de notre défaite et de notre impuissance. Aucun de nous n’est assez irresponsable pour croire que l’on peut faire de la politique sans rassemblement et sans compromis. Notre expérience d’élu nous enseigne chaque jour le contraire », pointe le texte signé par plus de 150 représentants.
« Cette initiative résulte de la fatigue et de l’exaspération de tout électeur de gauche, qu’il soit citoyen, élu, encarté ou non, face à la situation, explique Flavien Kaid, le directeur de cabinet de l’édile. Il fallait tenter quelque chose. Les gens ont compris qu’on avait besoin de service public, de plus de justice sociale, de renforcer l’hôpital, l’éducation. Ça devrait permettre à notre camp d’être au cœur de cette élection, mais on est incapables de saisir ce moment. »
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Lui aussi craint l’abstention, qu’il « sent monter » dans son entourage. « Une partie de notre électorat dit qu’il n’ira pas voter, une autre pense déjà à la stratégie du moins pire. La séquence est d’une grande tristesse. » Comme beaucoup, il espère qu’un début de dynamique s’enclenche quelque part. N’importe où. « Sinon, on va tous sortir en lambeaux de cette élection », s’inquiète Flavien Kaid. Il reste trois mois pour inverser la tendance.