Violences policières : « La police essaie d’instaurer une certaine forme de censure sur les critiques à son égard »
INTERVIEW•Selon Christian Mouhanna, sociologue des organisations policières, la police profite de son rapport de force face au gouvernement pour tenter de devenir incritiquablePropos recueillis par Jean-Loup Delmas
L'essentiel
- C'est peu dire que la police a peu goûté aux propos d’Emmanuel Macron dans son interview à Brut ce vendredi. Le chef de l’Etat a parlé de « violences policières », de « contrôles au faciès » et de « discrimination ».
- En réaction, les trois principaux syndicats de police ont appelé à la grève de contrôle et ont critiqué sévèrement les paroles du président de la République.
- Pour Christian Mouhanna, sociologue des organisations policières, ce nouveau rapport de force entre le gouvernement et les forces de l’ordre a de quoi inquiéter.
La question des violences policières a occupé une grande place de l’interview d’Emmanuel Macron à Brut ce vendredi. Le chef de l’Etat a fini par prononcer du bout des lèvres les mots « violences policières », même s’il a indiqué préférer le terme « violence de policiers », et a dénoncé des contrôles au faciès et de la discrimination de certains gardiens de la paix, tout en réfutant l’idée d’un racisme systémique dans la police.
Des propos que le président a essayé de mesurer et à chaque fois de nuancer. Une prudence qui n’a toutefois pas suffi : ce samedi, les trois principaux syndicats de police, Alliance Unité SGP police-FO et l’Unsa police, ont appelé à cesser les contrôles d’identité et dénonçaient « la défiance de l’Etat vis-à-vis des policiers » et des « allusions douteuses sur les actions des policiers ».
La police est-elle devenue incritiquable ? Christian Mouhanna, sociologue des organisations policières, revient pour 20 Minutes sur la construction de cette impunité.
Peut-on encore critiquer la police en France sans la heurter ?
La police sent que le gouvernement a besoin d’elle pour régler un certain nombre de problèmes et que le rapport de force lui est favorable. Elle essaie d’instaurer une certaine forme de censure sur les critiques à son égard, que ce soit avec l’article 24 de la loi « sécurité globale », mais également contre tout reproche contre elle. La moindre critique, qu’elle vienne de personnalités, de sportifs, de journalistes ou même du président de la République, provoque désormais une réaction massive des syndicats.
Comment en est-on arrivé à ce rapport de force ?
Le gouvernement s’est rendu dépendant de la police, de plus en plus d’affaires dans lequel il est engagé sont réglées par une gestion policière alors qu’il aurait pu et dû être géré autrement. On pensera évidemment aux « gilets jaunes », aux retraites, même la gestion de la crise sanitaire est désormais dévolue à la police. Là où le gouvernement aurait dû s’en sortir par d’autres voies, le dialogue, la négociation, il a opté systématiquement pour l’utilisation de la police, qui a de fait bien compris qu’elle lui était indispensable.
Le grand tournant à ce sujet, ce sont les manifestations contre la loi Travail, lorsqu’un gouvernement de gauche n’a pas su comment gérer des manifestants principalement de gauche opposé à une loi qui n’était pas vraiment de gauche. Cela s’est déroulé juste après les attentats de Charlie et du Bataclan et l’Etat pensait que dans cette espèce de sidération de la population, le peuple aurait trop peur pour critiquer et aller manifester, ce qui ne fut pas du tout le cas. Déboussolé, le gouvernement a opté pour la réponse policière. Et depuis c’est la seule réponse envisagée.
Les policiers se plaignent régulièrement de leur condition et de la difficulté de leur métier. Sont-ils particulièrement à cran après des années de manifestations ?
Les policiers se sentent à tort ou à raison mal considérés et sont effectivement usés par un gouvernement qui les utilise comme réponse systématique à la contestation, très présente en France ces dernières années. Mais il y a des tas de professions épuisés et aux métiers difficiles, et elles ne sont pas incritiquables pour autant. On peut encore critiquer les médecins, les professeurs, etc.… Et heureusement.
Les syndicats de police s’opposent directement au président de la République après un discours pourtant assez léger de sa part. Faut-il s’en inquiéter ?
Oui c’est d’ailleurs assez paradoxal que les policiers demandent de respecter leur autorité mais critiquent ouvertement un certain nombre d’autorités de l’Etat. Une fois de plus, c’est le gouvernement qui se met aussi de lui-même dans une situation compromettante. Par exemple, sur le terme "violences policières", c’est le gouvernement seul qui a décidé de l’interdire ou de critiquer ce terme, mettant de lui-même la barre à un certain niveau. Du coup lorsque Emmanuel Macron revient un peu dessus et l’emploie, cela choque la police. A force de caresser les policiers et d’aller dans leur sens, le gouvernement ne peut plus se permettre de critiquer les forces de l’ordre. Ce qui pose des tas de questions démocratiques.
Comment revenir à une situation plus apaisée ?
Il y a beaucoup de choses à mettre à plat au plus vite. On frôle actuellement le point de non-retour. La police s’est radicalisée depuis les années Sarkozy, on compte peu de policiers de gauche, on voit bien dans les sondages qu’il y a une grande part de vote d’extrême droite… Or, plus vous avez lâché du lest, plus c’est difficile de remettre les choses en ordre. Et loin de chercher à revenir en arrière, le gouvernement continue de lâcher toujours plus de lest.