INTERVIEW«Il manque une politique monétaire et fiscale plus harmonisée»

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INTERVIEWA l’approche des élections européennes, « 20 Minutes » vous propose quatre interviews d’intellectuels pour mieux comprendre les enjeux de l’Union. Le premier volet de ces entretiens, avec l’économiste italienne Lucrezia Reichlin, porte sur la gouvernance de la zone euro et ses nécessaires améliorations
David Blanchard

Propos recueillis par David Blanchard

L'essentiel

  • L’économiste italienne Lucrezia Reichlin est l’une des spécialistes les plus écoutées sur la BCE et la gouvernance de la zone euro.
  • Elle ne croit pas à une crise à court terme au sein de la zone, jugeant ses fondamentaux plus solides qu’en 2010.
  • En revanche, des améliorations lui semblent indispensables pour compléter l’union bancaire et budgétaire, mais compliquées à mettre en œuvre actuellement.
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Professeure à la London Business School et au Collège de France, l’économiste italienne Lucrezia Reichlin a dirigé le département de recherches de la Banque centrale européenne de 2005 à 2008.

A ce titre, cette spécialiste de macro-économie, un temps pressentie pour prendre la direction du gouvernement italien, est l'une des expertes les plus écoutées sur la BCE et la crise de l’euro, mais aussi la gouvernance de la zone et ses réformes nécessaires. Son dernier cours au Collège de France portait d’ailleurs sur la Banque centrale européenne et la crise de l’euro, avec une double interrogation : « La réforme de la gouvernance économique de l’euro : quels problèmes ? quelles pistes ? ».

Faut-il craindre une nouvelle crise au sein de la zone euro ?

La dette agrégée de la zone euro est l’une des plus basses, si on compare avec les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne. Il n’y a pas de raison d’être trop préoccupé. La soutenabilité de la dette repose sur la croissance potentielle et les taux d’intérêt. La croissance potentielle est relativement basse pour des raisons démographiques et de productivité, mais elle reste potentiellement proche de celle des Etats-Unis. Les taux d’intérêt sont très bas, mais quand on s’inquiète d’une crise de la dette possible, on ne s’inquiète pas du taux d’intérêt moyen mais de celui de certains pays, comme ce fut le cas de la Grèce en 2010. Aujourd’hui, seule l’Italie est menacée. Mais il faudrait une grande crise internationale pour qu’elle soit en difficulté.

La zone euro serait-elle aujourd’hui plus en capacité de faire face à une telle crise qu’en 2010 ?

L’Europe a des outils qu’elle n’avait pas à l’époque. La Banque centrale européenne (BCE) peut mettre en œuvre le programme des opérations monétaires sur titre. Cela permet de financer des emprunts d’un pays en crise s’il le demande, et s’il accepte en contrepartie certaines réformes sous la supervision du Fonds de stabilité européen. La question n’est donc pas tant si l’Europe pourra assumer cette crise, mais si un gouvernement acceptera cette mise sous tutelle. Par exemple, pour le gouvernement italien actuel, plus ou moins souverainiste, c’est loin d’être évident. Cela entraînerait sûrement une grave crise politique.

En France, plus aucun des grands partis ne fait campagne lors de ces Européennes en réclamant la sortie de la zone euro. Est-ce la victoire de la monnaie unique ?

Aucun parti ne l’a mis à l’agenda car les citoyens sont majoritairement favorables à l’euro. Il y aurait des coûts énormes pour en sortir, mais aussi un retour au passé qui serait plein d’inconnues. La France ou l’Italie avaient soutenu ce projet car avant, pour avoir une stabilité de taux de change entre le franc ou la lire et le mark, ils devaient subir les taux d’intérêt de la banque centrale allemande. La Banque centrale allemande décidait de ses taux selon les intérêts économiques de son pays, et les autres étaient forcés de suivre même si cela ne convenait pas à l’économie de la France ou de l’Italie. Avec la globalisation du marché des capitaux, un petit pays ouvert est vulnérable à de grands mouvements du taux de change. Appartenir à une grande zone monétaire, c’est une assurance contre cette vulnérabilité.

Quels outils manquent-ils encore à la zone euro ?

Il faudrait compléter l’union bancaire. Il y a un outil commun pour superviser les banques, il y a un mécanisme de résolution unique pour éviter que les coûts de la crise ne retombent sur les contribuables mais il manque un outil commun pour fournir des liquidités quand les banques sont en redressement. Il n’y a pas d’outil pour empêcher la contagion d’une partie de la zone euro à une autre. En cas de crise, une banque saine d’un pays attaqué aura beaucoup de mal à se financer sans passer par des coûts élevés. Il faut rompre avec cette corrélation. Il manque aussi un outil budgétaire. La BCE peut accroître sa politique de relance économique, mais les taux sont déjà presque à 0 et elle a acheté beaucoup de titres souverains. Il manque une politique monétaire et fiscale plus harmonisée : chaque pays mène la sienne de son côté. Un fonds européen pourrait être créé pour répondre à cette question, financé par la BCE ou via les marchés, qui interviendrait en cas de grave crise.

Mais cela reviendrait à créer une dette européenne, ce que refuse l’Allemagne. Sa politique pourrait-elle changer alors que sa croissance s’annonce plus faible dans les prochaines années ?

Espérer que l’Allemagne aille moins bien pour changer les choses, c’est un peu triste. Son secteur manufacturier va souffrir du Brexit, peut-être plus que la France, ainsi que de la guerre commerciale avec les Etats-Unis. C’est possible que le gouvernement allemand soit plus ouvert à une politique de relance dans son propre pays. Ce serait déjà bien pour l’Europe. Mais il est difficile d’imaginer que l’Allemagne devienne ouverte au partage des risques et à la mutualisation de la dette. Pour espérer cela, il faudrait retrouver un esprit européen collectif, qui manque actuellement. On verra le prochain Parlement issu des élections européennes, mais il n’y a pas de raison d’être particulièrement optimiste. On n’est pas très solides économiquement, la croissance est faible aux Etats-Unis, au Japon, en Grande-Bretagne… Les citoyens européens sont mécontents et la réponse la plus facile pour les politiciens est de dire que c’est la faute de l’Europe. Cela ne favorise pas les réformes.

L’Europe ne sait pas mettre en avant ses réussites ?

Oui, je trouve. La crise de la dette n’a pas aidé non plus. Les Européens s’en souviennent encore.

Peut-on pourtant affirmer, alors que la crise du Brexit dure depuis de longs mois, que l’Europe est indispensable ?

Le Brexit montre que sortir de l’Europe est difficile, mais ce n’est pas le meilleur argument en faveur de l’Europe. Le monde est globalisé. La zone euro, très intégrée à tous points de vue, amène à réaliser des choses ensemble. Par exemple, pour la gestion du flux des migrants de l’Afrique vers l’Europe. Rationnellement, il est beaucoup plus utile de régler ces problèmes de façon fédérale. La motivation de défendre ses frontières est très forte en Italie. Pourtant, agir sur les flux des personnes avec des outils fédéraux permet d’apporter des réponses beaucoup plus efficaces. La Grande Bretagne se rend compte aujourd’hui de ces questions. Même si elle quitte l’Union européenne, elle devra passer des accords qui ont des conséquences sur la circulation.

Quelle réponse doit apporter l’Europe aux politiques protectionnistes américaine et chinoise ?

L’Europe doit défendre le principe de coopération internationale et la globalisation. Il y a toujours un jeu entre compétiteurs, un compromis à trouver. Mais négocier au niveau européen permet d’être beaucoup plus performant. Dans ce genre de négociations, la motivation est énorme de rendre notre union fédérale. Ce qui est inquiétant, ce n’est pas que la Chine investisse en Italie, c’est que l’Union européenne n’ait pas de vision stratégique sur cette question. Alors l’Italie se méfie de la France, et chacun mène sa propre politique industrielle. Dès lors, il est normal que l’Italie fasse ses affaires.